#Lectureetlittoral - Toutes les bonnes choses ont une fin : pour Marc Roger, ce sont les quelque 5000 km de ballade au fil du littoral atlantique qui s’achèveront prochainement. Son périple, alternant collecte de déchets sur les bords de mer et lectures d’ouvrages, a encore quelques étapes en réserve… (Suivre Marc Roger sur Instagram)
Le 21/11/2023 à 16:59 par Marc Roger
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Publié le :
21/11/2023 à 16:59
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Villa Les Mouettes. 32 degrés. La station balnéaire est déserte. J’avance, silencieux, au milieu de maisons basses entourées de jardinets, toutes façades blanches, volets fermés et toits de tuiles orange écrasé de soleil.
Tout autour, des marais. La lumière les enflamme. Sur leurs eaux, les oiseaux se reposent, se nourrissent et repartent vers le sud. Ils propagent l’automne, mais l’été n’entend rien. Il perdure. Il ravit les derniers estivants, la plupart retraités, vieux flambeurs d’une arrière-saison qui n’en peut, mais demeure magnifique.
Pas un bruit, que mes pas, quand une femme me dépasse. Elle circule à vélo, un portable à l’oreille. En roue libre dans la pente, elle discute — c’est une histoire de machine à laver… dit-elle, mais je n’entends pas la suite, la cycliste, son portable et ses phrases, avalés, disparus dans le virage qui descend vers la mer.
Heureux qui comme Ulysse n’a jamais eu de lessive à faire.
Je fais la mienne sur un parking d’hypermarché. Lavomatic 7 jours sur 7. 24 heures sur 24. Choisissez votre machine. Neuf ou dix-huit kilos. Sélectionnez votre cycle. 30°. Délicat. Lavage lessive incluse. Validez. Règlement par CB sans contact, avec code, en espèces. Séchage à suivre. Faible, moyen, très chaud. J’attends patiemment que lessive se fasse.
J’admire les baroudeurs des spots publicitaires toujours nickels sur eux, quand, à l’inverse, je suis crotté en quelques heures de marche avec ce petit côté sale gosse qui n’évite pas les flaques, qui s’en régale comme si ses pieds sourciers cherchaient à s’infiltrer dans quelque nappe phréatique.
L’automne est là, le vrai, l’intense, et son cortège de tempêtes.
Nous ne mourrons pas d’un éternel été, mais d’un automne pluvieux. Le littoral prend eau de toutes parts. Les digues cèdent. Les dunes s’effondrent et les marais débordent. Je ne suis plus qu’une vadrouille errante entre la mer et les eaux douces. Une chaloupe à l’aiguade sous un ciel anthracite.
Dans le gris, dans le noir, dans l’oblique rayure de la pluie, une clarté, la robe crème-caramel d’un troupeau de maraîchines. Vaches impassibles, mufle luisant, des yeux de portraits du Fayoum, elles paissent pieds dans l’eau à quelques mètres des bassins et des cabanes des ostréiculteurs que chaque marée à fort coefficient inonde sans faire de bruit. Paisibles, elles se tiennent entourées et suivies d’une colonie de hérons garde-bœufs, clés de sol à long bec de poignard.
Quand ils ouvrent leurs ailes, ils émettent un cri rauque. Les oreilles des vaches bougent d’avant en arrière pour chasser les insectes dont se gorgent les oiseaux. Et chacune et chacun de brouter, de gober ou sucer, l’herbe verte, la mouche noire ou le sang.
Les deux libraires de l’île de Ré, Guillaume, Le Grand Largue de Saint-Martin-de-Ré, Joëlle, La Mouette qui lisait de La Couarde-sur-Mer, tout deux îliens de récente adoption se connaissent à peine. Leurs librairies, deux havres de lecture distants de sept kilomètres comme des refuges pour naufragés de la météo au milieu de la Mer des Perthuis.
De l’une à l’autre, deux heures de marche, de vent, de pluie. Malgré mon équipement Goretex, mon pantalon, ma veste, coutures étanches et tissu déperlant, rien n’y fait, je ruisselle et me demande si je bois ou je vois l’île de Ré dans la brume.
Mais quel accueil chez Guillaume du Grand Largue et chez Joëlle de La Mouette qui lisait ! Nos vêtements fument, les miens, ceux des clients venus écouter 48 fois la Mer. Le thé est chaud. Le cocktail Schweppes et Cognac me revigore. Vacances de la Toussaint obligent, de jeunes adolescents prennent place en compagnie de leurs parents. Les grands classiques, Hugo, Jules Verne, sont demandés. Une demoiselle choisit Le Règne des vivants d’Alice Ferney.
— Pourquoi ce choix ?
— Je m’appelle Alice comme l’écrivaine.
Dans le livre miroir, la lecture est reflet.
Port des Minimes de La Rochelle. Dans une boutique d’accastillage et de vêtements de mer, je me regarde dans la glace. J’essaie une salopette étanche de marin. Je ne veux plus risquer la mort dans des vêtements qui ne servent à rien passé une heure sous des trombes d’eau. Taille XXL. J’y suis à l’aise et le tissu, m’affirme la vendeuse, ne provoque pas de condensation de type sauna.
Enfin, Didier, le compagnon de Sylvette, bibliothécaire bénévole de la médiathèque La Méridienne de Saint-Médard-d’Aunis, qui tient son nom de mon précédent voyage en 2009, Saint-Malo — Bamako avec mon âne Babel, Didier m’offre un ciré de marin pêcheur dont il n’a plus l’usage.
Céline, Ciaran et Domingos peuvent bien balayer de leurs vents déchaînés la façade atlantique et lâcher leurs torrents de nuages, salopette grise et ciré jaune, je les attends d’équipement ferme.
Mais avant d’essuyer leur colère, je découvre une salle décorée de baleines, de requins et de pieuvres. Les enfants du Centre de Loisirs de Saint-Médard-d’Aunis, pilotés par Marine, jeune responsable de la médiathèque, ont collé, dessiné, assemblé, pour créer un décor inspiré de 20 000 lieues sous les mers.
Petits frères, grandes sœurs, jeunes parents trentenaires, monsieur le maire, ses amis, sont venus en famille écouter des extraits du célèbre roman d’aventures que les années passant ont réduit à l’image d’une cité de la mer où l’on vient en famille admirer les curieuses créatures des abysses.
Or le livre est complexe, on y parle de sciences, de techniques, que Jules Verne développe sur des pages et des pages. Sur des pages et des pages, il accumule tous les taxons du monde vivant des mers de la planète selon l’état des connaissances des biologistes de son époque. C’est précis, documenté, passionnant, poétique, mais le public est-il prêt à l’entendre ? Est-il prêt à suivre le professeur Pierre Aronnax au pied de l’Atlantide dans la lumière d’une éruption lavique ?
Que dire enfin, à des enfants de trois à dix ans présents dans le public, des idées que défend le Capitaine devant Pierre Aronnax qui l’écoute fasciné.
« – Vous aimez la mer, Capitaine !
— Oui ! je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense désert où l’homme n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n’est que le véhicule d’une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n’est que mouvement et amour ; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poètes. La mer est le vaste réservoir de la nature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s’il ne finira pas par elle ! Là est la suprême tranquillité. »
Je dialogue, j’accompagne, m’efforçant de maintenir le contact entre le texte et les oreilles présentes. Pour une part, peine perdue, vingt minutes de lecture et les enfants s’envolent vers le rayon jeunesse de la bibliothèque. Nous en avions convenu au préalable avec les bénévoles. Il était important à mes yeux de préserver l’écoute de celles et ceux qui désiraient entendre le texte éclairé des gravures d’Alphonse de Neuville et d’Édouard Riou projetées sur écran.
Pris dans les rets de cette alliance entre le texte et les images, un papa, en apnée, trente minutes durant, bercera son garçon endormi sur son ventre.
De poitrine à poitrine, 20 000 lieues sous les mers.
Céline, Ciaran et Domingos peuvent bien balayer de leurs vents déchaînés la façade atlantique et lâcher leurs torrents de nuages, la tendresse d’un père qui écoute un auteur visionnaire en tenant son enfant endormi dans ses bras me protège de toutes leurs colères.
Elles sont belles et furieuses, minérales et humides.
Sur l’estran, court l’écume à la tête des vagues. Elle s’échappe de la mer que le vent bat en neige. Ventre au sol, elle dérape, elle s’étire, vise au loin les oyats sur la dune, or elle va à sa perte. Ce brouet d’air et d’eau saturé de micro-organismes, qu’ils soient algues ou plancton, cette mousse s’effiloche au contact du sable. À mesure qu’elle s’y frotte, elle s’émousse et d’un coup disparaît de la plage. Ou alors, à l’abri d’une roche, d’un déchet ou d’un bois de flottage, elle s’agrège en flocons, en nuages, archipel de crème, essoufflée sous le fouet des rafales, elle tremblote et le vent tôt ou tard, la soulève. Une tempête de mousse tourbillonne dans l’air.
Au milieu de la furie, mon ciré dégouline, mais dessous, je suis sec. Mes sourcils, mes cheveux, mes narines, mes oreilles et ma bouche se remplissent de sable.
À mon corps consentant, je deviens littoral.
Littoral et colère, en voyant les déchets échoués sur la plage. Je ne vois plus que des bottes, des cordages, des milliers de coupelles pour captage de naissain, des bouteilles, des cagettes, des paniers pour la pêche, des flotteurs, des ballons, des rasoirs, des flacons et des larmes de sirènes par millions.
Joli nom pour une pollution d’autant plus redoutable qu’elle passe inaperçue. Les larmes de sirènes sont ces microbilles de plastique utilisées dans la fabrication de nos objets de consommation les plus divers, du parechoc de voiture au saladier de cuisine. Elles sont conditionnées en sac de 25 kilos contenant un million de billes chacun. Combien de sacs dans un conteneur passant par-dessus bord lors d’une tempête au large de nos côtes ? Ingérées par les animaux marins, on les retrouve dans nos assiettes.
J’abandonne la mer.
J’en ai marre et j’ai faim. Je retourne dans les terres, car au bord de la mer, on ne pique-nique pas, on mange du sable. Fastidieuse remontée de la dune dans la folie du vent. Une mitraille de grains me contraint d’avancer la capuche du ciré verrouillée sur les yeux. Plié en deux, je lève un pied, le pose pour prendre appui sur une pente qui se dérobe, qui sous mon poids, s’écroule. Je ne marche pas, je rampe pour éviter de redescendre.
Mains, genoux, coudes, épaules, je deviens un rhizome.
Le sommet de la dune est en feu. Des panaches de sable s’élèvent à dix mètres de hauteur. Parvenu au sommet, je découvre le spectacle. Vers le nord d’où j’arrive, un brasier de feu gris traversé par un grand arc-en-ciel réunit l’océan et la terre.
Dans la forêt, le beurre a goût de beurre. S’il croque, il croque du fait des cristaux des salines de Guérande. Aujourd’hui, je lui trouve un bouquet qu’il n’a pas d’ordinaire à ma table, il dégage le parfum familier de la terre quand il pleut.
Le mélange de la pluie et des huiles végétales qui se trouvent dans le sol, les fougères, la résine des aiguilles de pin, les arbouses granuleuses et fondantes, les bolets du bouvier vernissés et gluants, les amanites citrines de couleur citron pâle, les ombrelles rouge vif à points blancs des tue-mouche amanites, les coulemelles et leur peau de girafe, les lactaires délicieux, les lichens et la mousse, les troncs d’arbre qui pourrissent, tout concourt au grand calme que procure cet arôme enivrant appelé petrichor.
La forêt me repose. L’océan m’électrise.
Le Golfe de Gascogne, soldat de guerre, horizontal, grondant, menant combat sans cesse, selon Montaigne, un cannibale.
Des cannibales in Essais I, 31 (1580)
« En Médoc, le long de la mer, mon frère, sieur d’Arsac, voit une sienne terre ensevelie sous les sables que la mer vomit devant elle ; le faîte de certains bâtiments paraît encore ; ses rentes et domaines se sont échangés en pacages bien maigres. Les habitants disent que depuis quelque temps, la mer se pousse si fort vers eux qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont ses fourriers (signes avant-coureurs) ; et voyons de grands montjoies d’arène (dunes de sable) qui marchent d’une demi-lieue devant elle, et gagnent pays. »
D’un côté, l’océan, et de l’autre, la forêt.
Trois siècles après que fut écrit ce texte, des hommes convaincus de stopper l’avancée destructrice des dunes, la liste des villages ensevelis est longue, commencent à semer des pins, l’essence la plus appropriée à ces sols faits de sable et de tourbe.
Grâce aux Ruat, Desbiey, Charlevoix de Villiers, Brémontier et bien d’autres, relayés par l’état au 19e siècle, de la Pointe de Grave à l’estuaire de l’Adour, la plus grande forêt cultivée de France voit le jour. Pour autant, l’océan et le sable continuent de gagner sur les terres.
Le Signal, barre d’immeuble à Soulac-sur-Mer.
« Sa position géographique en front de mer n’est plus tenable à cause de l’érosion. Situé au bord d’une station balnéaire aux villas Arts Déco, son architecture moderne de 1967 lui a valu le surnom La Verrue. En raison du danger considéré imminent, les résidents ont été expulsés. Ils ont eu quarante-huit heures pour évacuer définitivement les lieux. Il ne sera pas ériger de digue pour protéger l’immeuble, il va être détruit » écrivait Sophie Poirier à la publication de son récit Le Signal (Éditions Inculte – 2022).
En février 2023, il est tombé sous le coup des pelleteuses. Il ne reste plus que le ground zéro du Signal. En neuf mois l’océan a repris tous ses droits.
Jusqu’à ce jour, nous bâtissions sans tenir compte de la nature. Nous bâtissions aux ordres d’un profit qui ne revenait qu’à une poignée de commanditaires. Or, aujourd’hui, il semblerait qu’une réflexion moins agressive d’aménagement fasse son chemin dans les esprits des responsables politiques territoriaux directement concernés par la montée des eaux et le recul du trait de côte.
Certains demeurent dans le déni.
À des degrés divers de pouvoir et d’argent, on protège, on enroche et l’on gagne des batailles éphémères, mais la guerre est perdue. Une limite telle que celle qui sépare l’océan de la terre nécessite le respect que n’ont pas nos pelleteuses. Nous avons le devoir de ne plus jouer à château qui perd gagne, nos cabines de plage vont bientôt disparaître. La nature est toujours à sa place, c’est à nous de trouver celle qui peut nous revenir.
« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il faut à la terre, mais de nouveaux hommes ! »
Le capitaine Nemo
in 20 000 lieues sous les mers de Jules Verne
Crédits photo : Marc Roger / ActuaLitté - CC BY SA 2.0
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
1 Commentaire
La Louve
01/12/2023 à 15:36
je te suis depuis des jours et des jours, on t'a loupé en Bretagne, gros chagrin, j'écoute, je ris , je marche aussi, et à certains moments je claque des dents sous la pluie. Vive le ciré de pêcheur !
plein de bisous partout ( et sur les pieds, bien sûr...)