#Lectureetlittoral - Marc Roger, le voyageur littéraire, s'apprête à arpenter 5000 km le long des côtes atlantiques. Ses seules interruptions? Lire un passage d'un livre ou se pencher pour ramasser un déchet. Au fil de son périple d'un an, de port en port, il nous fera découvrir l'univers maritime et côtier, mettant en lumière ses trésors, ses splendeurs, mais aussi ses menaces. Il nous sensibilisera aux défis écologiques, économiques, culturels et touristiques de ces régions. (Suivre Marc Roger sur Instagram)
Le 28/10/2023 à 09:51 par Marc Roger
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Publié le :
28/10/2023 à 09:51
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Lecture et Littoral – À la limite… voyage de lectures itinérantes de 48 semaines que j’entamai le 21 janvier 2023 depuis Bray-Dunes et dont le terme est programmé le 16 décembre prochain à Hendaye, ce long voyage en cours fut précédé de deux années de lectures, de découvertes littéraires, afin de composer un florilège d’extraits de romans, d’essais, de nouvelles et de poèmes, les mieux à même de dire la mer et ses déclinaisons.
Julien Gracq restera l’écrivain qui, avant mon départ, m’aura donné le plus précisément à voir certains des paysages que je découvre par moi-même aujourd’hui en marchant, à ce point qu’en suivant le front de mer tout au long de la corniche de Saint-Hilaire-de-Riez, il me semble avancer inLettrines 2 que l’auteur-géographe publia en 1974 aux éditions José Corti.
« À Sion, dans le petit appartement haut perché au-dessus de la mer qui me rappelle le retour de New York sur le France, et que j’ai envie d’appeler le paquebot. Quand on pousse la porte devant soi, par toutes les baies on ne voit que l’eau et les vagues. »
Troisième étage d’une barre d’immeuble qui en compte quatre, le paquebot-appartement de Julien Gracq sis 22 rue des Estivants à Saint-Hilaire-de-Riez jouit d’une vue imprenable.
« L’île d’Yeu, qu’on aperçoit à l’horizon par temps très clair, un jour sur trois. À droite, la longue plage et les falaises habitées lointaines de Saint-Jean-de-Monts. »
Mais qu’on ne s’y trompe pas, la Résidence du Cap, pour dire son nom, a la laideur commune de toutes les résidences des années 70 sur la côte vendéenne, laideur antinomique à la beauté à laquelle elle fait front de béton, d’acier, de verre, corrodés et promis à une ruine prochaine sous l’assaut répété des embruns et des vagues.
Dans une discrétion telle que l’aurait souhaitée l’auteur, au bord d’un triangle de pelouse pelée, on peut lire Square Julien Gracq (1910-2007). Il passa là, trente-six étés.
Chaque lundi, le rituel est immuable, Simon Martin de Radio Grand Ciel m’appelle afin d’enregistrer son émission intitulée 48 fois la mer, et d’un commun accord, nous avons décidé ce lundi de le faire en présence des élèves de 5e du Collège Saint-Gilles de Saint-Gilles-Croix-de-Vie.
En ouverture, nous nous saluons, nous saluons les auditrices, les auditeurs, enfin, Simon lance sa formule devenue un mantra invariable :
Marc Roger où êtes-vous et que voyez-vous ?
De préférence assis dans un décor de rêve, j’y vais de mon port de pêche à marée haute ou basse, de sa jetée et de son phare, de ma plage déserte à deux pas d’un ressac qui sature le micro m’obligeant sans discussion possible de rejoindre un parking moins bruyant ou un hall d’immeuble pour me mettre à l’abri d’une averse, en espérant que mes propos ne se perdent pas dans le local poubelles. À l’antenne, l’illusion est parfaite.
Envoyez le générique !
— Bonjour Simon, bonjour Radio Grand Ciel, aujourd’hui, je vois un océan d’élèves. Ça souffle très fort, écoutez-les, ils font le vent, un vent frais de force 6 sur l’échelle de Beaufort.
De mes bras de sémaphore, je mouline comme un diable. Résultat très timide. Petite brise de force 3 et encore.
— Oh, cinquièmes du Collège de Saint-Gilles, on essaie un grand frais de force 7 quand la mer devient grosse et les lames déferlantes !
Résultat convaincant. Souffle enfin, l’énergie des vingt-neuf collégiens réunis dans une salle où il y a trois cents chaises au sous-sol d’un bunker. L’enseignante de français me regarde les yeux ronds, bouche ouverte, on dirait Laura Dern quand elle voit son premier dinosaure dans le film de Spielberg. J’ai un cap à tenir, je m’y tiens. Objectif, Julien Gracq.
— Vous avez vu les marées ce week-end ? Marée de 110, vendredi ! Samedi, 112 ! Impressionnant, non ? Voici un texte de Julien Gracq qui décrit le spectacle des vagues.
« […] rien n’est joyeux, exubérant, hilarant comme l’assaut des lames à la marée de cinq heures contre les falaises basses que le balcon surplombe presque. Le suroît qui pousse les lames un peu obliquement contre la falaise indentée crée à chaque instant entre les crêtes des interférences d’un caprice imprévisible : à dix, quinze mètres de la côte, en dehors de tout contact avec le roc, des giclements baveux jaillissent parfois, du simple télescopage de deux lames, à cinq ou six mètres de hauteur ; le vent leur arrache des copeaux de mer qui viennent claquer par instants contre le mur du rez-de-chaussée et s’essorent sur le gravier en ruisseaux laiteux. Plus encore que les coups de bélier contre le roc, c’est la brutalité de la collision de l’eau se heurtant à l’eau soudain comme à un mur qui me surprend et me fascine, et me retient sur le balcon plus d’une heure, excité par la débauche d’énergie insensée, le bouillonnement de la cuve blanche qui crachote ses geysers saliveux, avant de retomber en douches crémeuses qui claquent voluptueusement à cru sur la terre lessivée. »
L’émission est très courte, dix minutes d’interview suivies d’un texte de mon florilège préenregistré en studio. Générique musical. Simon raccroche. Une élève me demande s’ils peuvent applaudir.
— Oui, bien sûr, Julien Gracq serait ravi !
Les élèves applaudissent. Sans transition, je leur pose la question.
— Des surfeuses, des surfeurs dans la salle ?
Dix ou douze mains se lèvent. Des têtes bougent, se retournent, pour compter les adeptes. Circulent entre eux quelques sourires de connivence.
— Maylis de Kerangal, Réparer les vivants. Vous êtes prêts ? Une session littéraire magnifique. C’est parti !
Je sens la mousse dans les oreilles. Les élèves sont à fond. J’ai gagné leur confiance. En point d’orgue, j’ai choisi 20.000 lieues sous les mers de Jules Verne. Le combat titanesque et sanglant du Capitaine Nemo et de ses hommes contre les poulpes des abysses. À la fin de la lecture, du fond de la salle, une petite voix pleine d’enthousiasme se fait entendre :
— Ah, ça, ça me plaît !
J’en ressors épuisé, mais heureux. Lecture et Littoral fait étape une semaine à Saint-Gilles-Croix-de-Vie.
Cyril Lallement, directeur des affaires culturelles souhaitait irriguer toute la ville de lectures transversales. Ainsi, passerai-je de la médiathèque au musée des Rimajures de l’Atelier Henry Simon, de la librairie Les Oiseaux Voyageurs à la Maison des Écrivains de la Mer, et grâce à lui, je retrouverai Terry Brisack, sa guitare acoustique et sa lap steel, pour une lecture musicale de 20 000 lieues sous les mers de Jules Verne, encore lui, dans la salle comble de La Conserverie.
Oui, la lecture peut être offerte à toutes et à tous, adultes, enfants, adolescents, bien-portants, mal-portants. Le cycle se clôturera par une lecture au Centre de Soins de Suite et de Réadaptation Villa Notre-Dame, grand bâtiment hospitalier dont la villa originelle construite en 1895 sur le remblai de la Grande Plage prise aujourd’hui dans l’architecture moderne de ses récentes extensions n’offre qu’un vague souvenir du lustre qui fut le sien au tout début du siècle dernier.
En contrebas de la terrasse où la lecture doit se dérouler, un long dimanche de sable fin, une mer de rêve à vingt degrés, une météo de mois d’août au mois d’octobre.
Avant que les patients nous rejoignent, le personnel de l’hôpital s’active pour installer des parasols. Pas un coin d’ombre. Il fait très chaud. Je ne suis pas sonorisé. Le ressac s’entend comme si nous étions au pied des vagues. Je cherche l’angle où ma voix portera le mieux, où le regard des spectateurs se perdra à l’infini sur une mer blanche de soleil. Je calcule, je raisonne et je pense en fonction du public, en fonction de son confort de vision et d’écoute. Les minutes passent. Tout va très vite. Je suis tendu.
Les spectateurs arrivent en fauteuil et prennent place à l’ombre de la petite forêt de parasols. Petite forêt de couleurs vives, rose, rouge, jaune et bleu, bouquet de toile en proie à l’injustice de ne pas être installé sur le sable de cette plage envahie par une foule digne d’un jour de vacances. Certains marchent en s’aidant de béquilles. Celle-ci, la plus jeune, maquille et dissimule son handicap avec des bâtons de marche nordique. Son visage est fermé, gris et profondément triste.
À la limite… une limite.
Entre valides et invalides. Entre le jouir et le cassé. Le grand dehors scintille. À l’intérieur, ici, c’est blanc, blanc mat, draps, murs, tables, bandages et blouses, les têtes et les corps souffrent.
48 fois la mer dans ce contexte est un supplice. J’y mets pourtant du cœur. Je ne lis plus. Je chante. Je danse. Les plus anciens me donnent le change, parviennent à s’échapper à l’écoute des textes que je propose au choix. La jeune femme est partie. J’ai échoué à gagner son suffrage. Le réel a parfois la peau dure.
Le lendemain, lundi, lorsque je quitte Saint-Gilles-Croix-de-Vie, la plage est vide. Quelques joggeurs, deux ou trois chiens avec leurs maîtres. Je jette un œil pensif vers les fenêtres de la Villa.
Une femme depuis sa fenêtre me fait des signes, un immense sourire au visage. Un étage au-dessus, un homme lève le pouce au ciel. Atténué par la distance qui nous sépare, j’entends très faiblement — Bonne route ! Merci ! — De mes deux bras, bâtons levés, je les salue et mets le cap au sud.
De la lecture à voix haute en public ou de la marche silencieuse en solitaire, je n’ai jamais su laquelle des deux sollicitait en moi le plus d’effort et d’énergie. Les deux subliment le temps passé à vivre. Projeter un texte, projeter son corps, vers le public, vers l’horizon, requiert de la parole et du chemin d’être empruntés au bon moment dans le bon sens, avec les yeux au-delà des lèvres pour ce qui est de la lecture, et pour la marche, au-delà des pieds au bout des jambes. Ce que je fais lorsque je lis, toujours, et que j’omets souvent lorsque je marche.
Fin de journée. Soleil couchant. Dans cette hypnose où l’on avance depuis des heures les yeux rivés au sable ourlé d’écume, je marche sans regarder la carte, confiant dans l’incurvé du trait de côte qui me semblait couler d’un seul sillon jusqu’à la Pointe d’Arçay. Mais du haut de la plage où je suis arrivé, je comprends mon erreur. Un chenal coupe court à la rive sur laquelle je croyais avancer.
Je traverse ou je fais demi-tour ?
La mer descend depuis une heure. Me voilà rassuré. Je ne risque pas l’encerclement. Le chenal s’étrécit à vue d’œil, mais j’ignore tout de sa profondeur. Traverser à la nage impliquerait de ruiner mes affaires, je n’ai pas de sac étanche. Je respire. Il me reste deux heures avant que la nuit ne soit noire. Je scrute les bords de la lagune, un gué caché m’offrirait-il la joie d’atteindre à l’autre rive sans avoir à nager, ni à marcher dans un mètre de vase ?
Parée des feux du crépuscule, la Casse de la Belle Henriette, ainsi se nomme la lagune, m’offre des vols d’oiseaux pressés de regagner leur gîte. Au lointain dans le ciel, des milliers d’étourneaux sansonnets passent et repassent au-dessus d’une longue peupleraie qui doit être leur dortoir, et leur chorégraphie, murmuration, selon le terme pour évoquer le phénomène, est fascinante de synchronisation.
Dix mille, vingt mille cerveaux d’oiseaux agissent et réagissent ensemble à la seconde. Un nuage d’une masse de sang et de becs qui se gonfle, se dégonfle, qui s’étire puis se vrille ; un instant, se sépare pour former plusieurs groupes inégaux, éclatement, dissidence, de très courte durée, puis soudain se ressoude dans l’allègre souplesse d’un foulard qui salue le soleil qui décline.
À contre-jour, sur l’eau frisée par le jusant, tel un Charon moderne dans son habit de polypropylène, debout sur son paddle, un homme glisse vers la mer. Je le hèle. Sans hésiter, il dévie de son erre pour accoster au plus près d’une vase profonde qui me tient en respect. Trente mètres nous séparent. Il comprend la piteuse situation dans laquelle je me suis fourvoyé.
— Mettez toutes vos affaires dans votre sac. Pendant ce temps, je vais sonder le chenal.
Il descend de son paddle et se met à marcher dans le lit du méandre. À quinze mètres de la rive, il perd pied. Il retourne en amont. De mon côté, je suis prêt. Sac au dos et pieds nus, je n’ai gardé que mon slip. Indiana Jones en version genoux cagneux.
— Par ici ! me crie-t-il, c’est comment votre prénom ?
— Marc.
— Moi, c’est Hervé. Ici, t’as pied. Passe-moi ton sac, c’est plus sûr.
La douceur de la vase sur la peau de mes doigts de pieds, les herbiers nonchalants, la tiédeur du courant me procurent un bonheur indicible. J’ai envie de plonger, mais depuis l’autre rive, une voix en colère m’en dissuade aussitôt. De son balcon de mobile home, en proue, là-haut, à la pointe du Camping des Tulipes, un homme nous aboie dessus.
— Vous ne savez pas que la lagune est une zone naturelle protégée ? Vous n’avez rien à faire ici, surtout pas en paddle.
Mon sauveur, tac au tac, lui répond :
— Je suis né ici et je viens là tous les jours, vous n’avez aucune leçon d’environnement à me donner.
— Moi aussi, je suis d’ici et ce n’est pas une raison.
Leurs voix claquent sur l’eau. La nature et le ton de leur échange n’augurent rien de sympathique. Impossible de calmer qui que ce soit, concentré sur mes pieds, je traverse le chenal.
Traversée assez longue pour laisser tout loisir au cerbère de passer un coup de fil dont je crains qu’il ne soit pour appeler la police. Une grande prairie de salicorne accueille mes premiers pas au sec. À peine ai-je rejoint Hervé :
— Je suis sûr qu’il appelle la police.
Je n’ai pas fini ma phrase. Sur la piste cyclable qui déroule son fil entre la mer et le Camping des Tulipes, dans un crissement sournois de gravillons, une voiture de la police municipale, au ralenti, vitres baissées, roule vers nous pour s’arrêter à notre hauteur. Hervé n’en revient pas. Trois policiers descendent de leur voiture et nous attendent en haut de la berge. Je n’ai pas eu le temps de me rhabiller.
— Bonsoir Messieurs.
Le chef est aux commandes. Les deux plus jeunes ne diront rien de toute la scène. Pas un sourire, ni mépris d’aucune sorte à l’égard de mon slip qui ruisselle, même pas le temps d’avoir honte, j’ai remis mon tee-shirt pour cacher mon bronzage de cycliste.
— Monsieur — il s’adresse à Hervé d’une voix calme, pondérée — vous savez que c’est interdit de naviguer dans le chenal, que c’est une zone protégée ?
De son balcon, le cerbère gueule aux flics :
— On a investi, nous, on n’a pas acheté ce mobile home pour voir ces inconscients saloper la nature.
Le mobile home en question trône au sommet d’un enrochement qui défigure la dune. Mais personne ne l’interrompt, nul ne peut l’arrêter.
— Tout l’été, je gueule après les touristes, aujourd’hui, ce monsieur m’envoie chier en me disant qu’il est d’ici et qu’il fait du paddle tous les jours dans le chenal. Après, c’est comme ça que des tempêtes comme Xinthia nous arrivent sur la gueule.
Dans cette idée d’un monde en perpétuelle interaction, j’ignorais tout de l’effet paddle, qui d’après lui, à l’inverse de l’effet colibri, générerait les pires affres de la terre. Le bougre a ses raisons que la police ignore. Il aimerait tant que cette dernière verbalise mon sauveur. La soirée serait belle. L’apéro mérité. Mais le Chef, impassible, temporise.
— Téléphone et adresse du monsieur, vérifie, ordonne-t-il à son jeune subalterne.
En son for intérieur, Hervé bout, mais décline, nom, prénom, téléphone et adresse. Apparemment tout est raccord.
— Ça ira pour cette fois, le rassure le policier. Vous pouvez regagner le chenal. Assistance à personne en danger légitime l’infraction.
Quant à moi, rien ne me sera demandé, la vision de mon slip doit valoir pour amende honorable.
Crédits photo : Marc Roger / ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
Par Marc Roger
Contact : marc.roger@oxor.net
1 Commentaire
Monique Mouhica
28/10/2023 à 15:01
J’ai voyagé avec vous Marc .J’ai ressenti les embruns