Créer est-il un travail ? C’est la question qui était posée dans la webémission « Artistes-auteurs : un statut ! ». Pour l’occasion, c’est le célèbre sociologue Pierre-Michel Menger, spécialiste du monde des arts et de la création, qui est intervenu autour d’un panel d’auteurs et autrices. Invité par la Ligue des auteurs professionnels dans cette cinquième rencontre, il échange avec les auteurs.
Travail. Depuis la sortie du rapport Racine, c’est tout le secteur de la culture qui s’agite : est-ce qu’on peut considérer que les auteurs travaillent ? Ou non ? Car l’admettre serait reconnaître que les créateurs d’œuvres peuvent bénéficier d’une protection en plus de celle du code de la propriété intellectuelle. On ne présente plus Pierre-Michel Menger : formé à la philosophie à l’ENS, à la sociologie à l’EHESS, membre de l’Academia Europaea, professeur au Collège de France, ses travaux sur le monde de la création sont une autorité majeure.
Samantha Bailly, présidente de la Ligue, animait, Benoît Peeters, cofondateur des États Généraux de la BD, est revenu sur le travail de sociologie sur les auteurs de BD, Mathou, illustratrice, et Betty Piccioli, écrivaine, ont raconté leur quotidien. Le format a mélangé des témoignages d’artistes-auteurs d’autres métiers de la création : Fabien Fournier, Julia Kerninon et Florence Porcel.
Au cours de ces deux heures, les invités ont évoqué leurs parcours de vie, leurs difficultés et leurs avancées, concernant un statut sur lequel ils voudraient qu’on légifère. Pierre-Michel Menger a livré une analyse sociologique d’une grande qualité sur des sujets très multiples : la rémunération de la création, le contrat de commande, l’ambivalence entre salarié et indépendant, le droit d’auteur, les intermittents du spectacle, les multiples pratiques des métiers, les critères de la professionnalisation.
Benoît Peeters en atteste : « À mon époque, une des choses qui était reconnue par tout le monde dans le secteur, c’est qu’il y avait deux phases dans le travail. On rendait des pages, et quand avec François Schuiten on rendait nos planches, notre rémunération n’était pas si différente de celle des jeunes auteurs, il y avait entre nous une forme d’équité, l’écart était entre 1,5 ou 1,8 entre le jeune auteur qui démarrait et le mieux payé. Quand l’album sortait, après la publication dans la revue, les droits d’auteur couraient dès le premier exemplaire. S'il y avait une traduction, les droits d’auteur couraient aussi immédiatement. »
Et de poursuivre : « Nous avons vu année après année, à François Schuiten et à moi, notre situation s’améliorer : il y avait la nouvelle histoire pour laquelle on rendait des pages et puis des histoires plus anciennes qui nous rémunéraient. Nous pouvions alors nous accorder un mois, trois mois, de recherches, de préparation, de documentation. La situation a évolué, les revues sont tombées, mais au début est restée une forme de rémunération à la page qui reconnaissait le travail. Petit à petit, on l’a fait glisser vers l’à-valoir par petits bouts selon le rapport de force avec les éditeurs, et puis la rémunération du prix à la page a été dissoute. »
En faisant disparaître la phase de rémunération en amont au profit d’un système d’avance sur droit, donc de la rémunération du travail au profit de la rémunération uniquement d’une propriété de l’esprit, c’est le métier d’auteur de BD qui s’est effondré. Les intervenants ont aussi souligné l’ambiguïté du contrat d’édition actuel qui mélange contrat de cession et impératifs de travail sans aucun verrou pour protéger les conditions de travail.
Pour les salariés il existe des accords collectifs, mais il existe aussi des accords collectifs pour de plus en plus de catégories d’indépendants. En parlant du travail, c’est naturellement le sujet du ministère du Travail qui est revenu plusieurs fois sur le tapis. Si les artistes-auteurs sont bien identifiés par le ministère des Solidarités et de la Santé et le ministère de l’Économie et de la Finance, un grand absent demeure...
« Soit on travaille, soit on ne travaille pas dans ce pays, intervient Samantha Bailly. Si on ne travaille pas, il faut nous le dire, on arrêtera de penser que c’est un métier, on arrêtera les écoles pour devenir artiste, on arrêtera de contribuer socialement comme des professionnels... si on travaille, même si ce travail est singulier, pourquoi le ministère du Travail ne se penche pas sur ces questions ? »
Pierre-Michel Menger réagit, du point de vue de ses observations et études sur l’univers de l’intermittence du spectacle : « Je connais très bien le monde de l’intermittence, qui est un milieu particulier, mais fascinant à étudier, quand on a toutes les données on peut le décomposer intégralement et voir comment ça marche. Et quand j’observais les conflits à la répétition, il y avait toujours un ping-pong entre le ministère de la Culture et celui du ministère du Travail, un jeu de bascule entre l’un et l’autre, et pareil entre le ministère des Solidarités et de la Santé et de l’Économie.»
Selon lui, le jour « où l’on aura tous ces ministères autour de la table... et moi je vous dirais à propos des éditeurs, ils devraient être là non pas au titre du ministère de la Culture, mais au titre du ministère du Travail. Parce que les éditeurs sont vos partenaires, et c’est ça le principe. Quelle est exactement leur position dans la chaîne de valeur ? »
Mathou et Betty Piccioli ont également fait part de leurs conditions de création. Betty Piccioli, jeune écrivaine, raconte : « J’ai l’impression d’auteurs jetables, faciles à mettre sous pression et ne demandant pas trop d’argent. Quand ils demandent de quoi couvrir le temps de travail, on entend “on va réfléchir, on n’a pas le budget” et on passe à un auteur plus jeune. »
Sur le sujet d’un véritable statut professionnel, Pierre-Michel Menger déclare : « C’est vraiment ça le grand défi, à la fois trouver des principes unificateurs et à la fois des principes qui soient bien adaptés, ajustés à la singularité de ces métiers ». Dans la rubrique « Le saviez-vous ? » Stéphanie Le Cam a traité juridiquement le sujet de la professionnalité, dévoilant toute l’ambivalence du régime actuel des artistes-auteurs, qui définit une professionnalité uniquement basée sur le revenu.
Le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique étudie en ce moment l’opportunité de formaliser un contrat de commande protecteur pour les créateurs et créatrices. C’était l’une des préconisations phares du rapport Racine : revoir les contrats pour permettre aux artistes-auteurs une rémunération de leur travail de création en plus de toucher des droits sur leurs œuvres.
En résumé, être payé pendant la création et en plus ensuite pour l’exploitation. Pas l’un ou l’autre, mais les deux. Le tout en ajoutant enfin la protection du droit du travail, en sachant que le droit du travail ne s’applique pas qu’aux salariés.
Dans l’univers des intermittents du spectacle, il est tout à fait possible de cumuler des contrats encadrant le travail en plus de droits d’auteur. Reconnaître un statut comparable d’une façon ou d’une autre aux artistes-auteurs serait une avancée sociale historique, repoussée depuis des siècles.
La discussion peut être revue intégralement à cette adresse.
illustration principale : coyot CC 0
4 Commentaires
Forbane
18/10/2020 à 10:43
Par définition, l'art n'est pas un métier : c'est une vocation, un appel intérieur. Une impérieuse nécessité.
Tout artiste cependant, pourvu qu'il soit authentique et non point un faiseur, doit pouvoir vivre de son art indépendamment de sa notoriété.
Or que constate-t-on ? Que trop souvent les tâcherons, les faiseurs, les imposteurs, qui produisent du roman au mètre et qui eux ont bien un métier et non un art, gagnent davantage qu'un écrivain authentique.
L'art est rare est difficile. Il n'est pas souvent populaire (dans les deux sens du terme). Dans ce monde régi par l'argent, il est à craindre en effet qu'aucun artiste digne de ce nom ne puisse vivre de sa plume.
Tybalt
19/10/2020 à 11:36
Encore un commentaire aveuglé par le mythe de l'artiste romantique qui fait de l'Ââârt avec ses tripes brutes, hors de toute formation. Un mythe qui arrange bien les législateurs cupides. Si les lois de tous les domaines de métiers étaient conçues sur la base de préjugés aussi dénués de fondements, tous les métiers auraient du souci à se faire.
L'art est un travail. Qui, donc, mérite salaire, selon le proverbe. Et qui nécessite des conditions de travail correctes pour pouvoir se faire correctement. Ce n'est pourtant pas si compliqué.
Sab
18/10/2020 à 11:16
« il est tout à fait possible de cumuler des contrats encadrant le travail en plus de droits d’auteur.» = c'est aussi possible pour les auteurs ;-)
GAUTIER Gérard Saint-Brieuc
19/10/2020 à 08:15
Il faut faire trés