Lorsqu'il s'agit de livres, une bonne nomenclature s'avère souvent indispensable, en témoigneront les bibliothécaires et autres libraires. Ainsi, la nature du livre Yoga, d'Emmanuel Carrère (P.O.L) a-t-elle lancé quelques débats, pour savoir s'il s'agissait d'un roman ou d'un récit autobiographique. Pour leur prix littéraire, les Inrocks ont tranché, en le sélectionnant comme « récit littéraire ». Mais ont remis une pièce dans la machine en sélectionnant Le Consentement, de Vanessa Springora (Grasset), dans la catégorie « Premier roman »...
Pour des raisons tant juridiques que pratiques, le dernier livre d'Emmanuel Carrère a suscité quelques débats quant à sa nature, à l'occasion de cette rentrée littéraire : s'agissait-il d'une fiction ou d'un récit autobiographique, directement inspiré d'un épisode dépressif de la vie du romancier ? Pour l'éditeur P.O.L et l'écrivain, le statut de roman et la nature fictionnelle de Yoga, étaient importants : ils conditionnaient la sélection par le jury du Prix Goncourt, qui privilégie les œuvres de fiction, ainsi que la légitimité de certains pans du récit.
En effet, Hélène Devynck, l'ex-épouse d'Emmanuel Carrère, s'interrogeait sur le droit de ce dernier d'évoquer des éléments, dans son livre, ayant trait à sa propre vie privée. Dans un droit de réponse, elle s'étonnait ainsi de certaines particularités du texte. « L’éditeur n’a pas hésité à mentir, m’assurant que ni notre fille ni moi ne figurions plus dans la version définitive, ce qui est faux, menaçant d’engager des poursuites à mon encontre si je saisissais la justice », écrivait-elle.
Hélène Devynck poursuivait en critiquant « des éléments de fiction [qui] auraient été introduits volontairement ça et là. Ils permettent à la fois de transformer une contrainte juridique en autoglorification et de faire un lourd clin d’œil aux jurés Goncourt qui préfèrent récompenser des romans que des témoignages de vie ».
Une autre histoire de nomenclature s'invite dans la rentrée littéraire, à l'occasion de la publication des sélections de la revue Les Inrockuptibles, pour ses premiers prix littéraires. Une des cinq catégories fait mention du Consentement, de Vanessa Springora : celle consacrée aux... premiers romans.
Paru le 2 janvier 2020, ce texte, signé par une éditrice, a prolongé le mouvement #MeToo, qui lutte contre les violences faites aux femmes, notamment dans un cadre professionnel, en l'applicant plus spécifiquement à l'édition française. En effet, l'ouvrage évoque la relation toxique entre Vanessa Springora, alors adolescente, et l'écrivain Gabriel Matzneff, publié par les éditions Gallimard. Et pointe du doigt la complaisance du milieu pour des comportements inacceptables, s'ils sont ceux d'artistes.
La publication du livre avait mis en branle la machine judiciaire, avec l'ouverture d'une enquête sur Gabriel Matzneff, pour plusieurs chefs d'accusation, et différentes perquisitions.
Autrement dit, les événements évoqués dans le livre étaient présentés comme vraisemblables, si ce n'est réels, même si les protagonistes sont désignés par une seule lettre, V. et G.. Pour autant, dans son catalogue, l'éditeur Grasset classe Le Consentement sous le thème « Romans francophones », ce qui ne l'a pas empêché d'être salué par le Grand Prix des Lectrices Elle, catégorie « Document » et le Prix Jean-Jacques Rousseau de l'autobiographie...
Les Inrocks apportent aujourd'hui leur contribution au débat, en sélectionnant Le Consentement parmi les romans. Mais, « Non, nous ne considérons pas que “Le Consentement” de Vanessa Springora soit un roman, au sens d'œuvre d'imagination, mais ni non plus un essai ou un document », nous indique Nelly Kaprièlian, responsable Livre aux Inrocks.
« C'est un récit littéraire, une première œuvre littéraire, et c'est vrai que l'appellation “premier roman” semble être devenue une sorte de bannière qui peut aussi comprendre ce type de texte, “roman” insistant sur le fait de la littérature, et créant ainsi une différence avec la catégorie “essai” », poursuit-elle.
Sélectionnant Yoga dans la catégorie « Roman », Les Inrocks avaient pris soin d'ajouter la mention « ou récit littéraire » : « Nous aurions pu le préciser pour la catégorie “premiers romans”, mais cela créait encore une répétition un peu lourde — mais peut-être, au vu de votre question, mieux vaut-il l'ajouter pour ne pas créer de confusion autour du texte de Vanessa Springora », précise encore Nelly Kaprièlian.
Nous avons tenté de joindre Vanessa Springora pour qu'elle tranche l'épineuse question, sans succès pour le moment...
6 Commentaires
Chloé
21/10/2020 à 21:20
Et peut-on considérer "En nous beaucoup d'hommes respirent" de Marie-Aude Murail comme un PREMIER roman, alors qu'elle en a déjà écrit des dizaines en jeunesse?...
Binaire
22/10/2020 à 08:03
Le monde crève de vouloir mettre les choses dans des cases, même si c'est très humain. Ainsi, on crée des catégories - purement artificielles - et on se protège de l'inconnu.
L'édition s'en fait une spécialité, en refusant de sortir d'un chemin qu'ils ont eux-mêmes délimité. Une sorte de négation de leur métier en affirmant haut et fort le pratiquer. Quel paradoxe !
Anne Terrier / Annichou
22/10/2020 à 09:52
Tant que les jurés des prix littéraires ne reconnaissent pas la catégorie « non-fiction narrative «, bien connue des Anglo-saxons, l’hypocrisie continuera à régner. Heureusement que le ridicule ne tue pas !
D. Kokonozi
23/10/2020 à 08:18
C’est en France avec Serge Dubrovsky ou est né le terme autofiction, il y a 40 ans. Alors, question de mémoire ?
Annichou
23/10/2020 à 14:27
Comme ces différentes catégories n’existaient pas du temps des Frères Goncourt, demandons que soit créé un Prix « Autofiction et Non-fiction narrative ». Pourraient concourir Le Consentement, Le Lambeau, Yoga (et autres livres d’E. Carrère), Capitaine (et autres livres d’Adrien Bosc), Un meurtre sans importance d’Irène Frain, etc. Et que le meilleur gagne. Les libraires pourraient enfin ranger tous ces ouvrages ailleurs que dans la catégorie « Roman ».
D. Kokonozi
23/10/2020 à 17:40
C’est un phénomène littéraire mondiale et pas si simple que ça. Dans un article très connu de The Guardian ((“Drawn from life: why have novelists stopped making things up?”) Alex Clark demande si le développement de l’autofiction ces dernier temps signale la fin du roman. Pourquoi les auteurs n'écrivent plus de la fiction, il demande dans le titre. (voila l’article : https://www.theguardian.com/books/2018/jun/23/drawn-from-life-why-have-novelists-stopped-making-things-up