Alors qu'on continue de parler des ravages du succès de Fifty Shades of Grey, pardon, de Cinquante nuances de Grey (maintenant qu'il est sorti en France chez JC Lattès), dans une interview du Nouvel Observateur, Marc Dorcel a accepté de livrer ses avis sur le « fameux » roman et surtout sur ce qu'est un "vrai" ouvrage pornographique.
Le 06/11/2012 à 10:11 par Clément Solym
Publié le :
06/11/2012 à 10:11
Cinquante nuance de Grey n'est pas "pornographique"
Il ne faut pas oublier, avant de juger trop rapidement le célèbre producteur de film X, que Marc Dorcel ne manque pas d'expérience en la matière. En 1968, il se lance dans l'édition d'ouvrages érotiques. « Les éditions s'appelaient Pierre Yvon. Mes bouquins devaient se vendre très vite, parce qu'au bout d'un mois et demi l'outrage aux bonnes mœurs frappait », témoigne le producteur dans l'interview du Nouvel Observateur. Il vendra ainsi par correspondance des livres sulfureux. Ursula, « une histoire de jeunes Suédoises qui s'envoient en l'air de tous les côtés », fut l'un de ses best-sellers, avec plus de 25 000 exemplaires vendus en moins de trois mois. « Le livre s'est plus vendu que «O Jérusalem» de Dominique Lapierre. Sans la censure, allez savoir, j'aurais pu en écouler des dizaines de millions », ajoute Marc Dorcel.
Au début des années 1970, l'engouement pour les ouvrages sulfureux décline. Marc Dorcel passe au roman-photo érotique puis à la vidéo. Néanmoins, n'ayant rien perdu de sa culture littéraire ni de son « jugement » critique, le producteur n'admet pas que Cinquante nuances de Grey soit l'un de ces nouveaux romans pornographiques, ni même érotiques. Tout au plus « un roman d'amour ».
« Un porno, ça doit être beaucoup plus pervers », déclare Marc Dorcel, toujours lors de son interview. « Il n'y a qu'à lire les grands auteurs qui ont fait de l'érotisme, de Sade à Bataille en passant par Apollinaire ». Et de reprocher alors vivement cette appellation de « pornographique » dans un ouvrage qui se dit S.M. alors qu'il « n'y a pas de vrais sévices », ni même « des effets de surprise ». D'ailleurs, le producteur n'hésite pas à lancer ses conseils sur le sujet : « une tierce personne qui interviendrait pendant l'action, par exemple. Ca introduirait une souffrance liée à la jalousie. Et puis il faudrait un peu accentuer la soumission de la dominée au dominateur ». En soit, un roman qui ne va pas bien loin.
EL James vs. Sade, Apollinaire, Bataille
Evidemment, si l'on reprend les références citées par Marc Dorcel, qui sont des valeurs du genre, comme Histoire d' O de Pauline Réage, Sade, Bataille et Apollinaire, Cinquante nuances de Grey ne joue pas dans la même cour. Et peut-être même, que l'auteur n'a jamais voulu monter ces marches-là, celles des écrivains qui savent et veulent donner une forme à la pornographie, rendre de la perversité avec esthétisme, provoquer et bouleverser l'autre par leur inventivité et, inattendu, leur quête philosophique. Mais voilà, à force d'entendre rabâcher "pornographie","érotisme","liberté sexuelle", on s'est dit que cela méritait une petite mise au point. Ni une, ni deux, à la rédaction avec les éclairages d'un de nos critiques (Julien Pessot), on s'est mis à la tâche et, sans vouloir en rebattre à Marc Dorcel, il nous semble qu'une petite distinction entre pornographique et érotique serait appréciable à faire. Cela permettrait de recaser Cinquante nuances de Grey à son (humble) niveau.
Dès que l'on touche à l'érotisme, on a tendance à prendre la sexualité, attitude primaire en soi, comme un objet d'art et l'élever par un regard esthétisant, au même titre qu'une nature morte qui prend des objets communs pour les élever et rejoindre les domaines de l'Art. « La pornographie, c'est le degré zéro de la photographie qui prendrait pour objet une scène sexuelle », dit Julien Pessot. A mesure que l'on pousse en avant dans la sophistication artistique et l'on instille plus d'art dans la scène, on s'éloigne du cru et de la satisfaction pulsionnelle. Finalement, le niveau de l'érotisme, ce serait un peu Ingres, de nos jours, où l'on effleure à peine le sujet, où le spectateur doit imaginer, car, déjà, on ne voit plus rien, où le sexe n'est plus apparent, mais suggéré. Tout est feutré, caché.
Ces romans "provoquants"
Enfin, il y aurait une dernière nuance à ajouter. C'est ce qui rejoindrait le terme « pervers » qu'évoque Marc Dorcel, c'est-à-dire la dimension de provocation. Les trois auteurs cités (Sade, Bataille, Apollinaire), qui sont dans une lignée classique qui balance de la pornographie (le sexe brut) à l'érotisme en passant par tous les degrés divers de d'érotisme pornographique, de pornographique érotisé, etc, possèdent aussi une dimension de « provocation ».
Sade, Bataille et Apollinaire sont d'abord pornographiques, car, quelque part, ils jouent sur le besoin immédiat des lecteurs. Ils ont ce côté essentiellement consumériste, et il ne faut pas nier cette dimension, même s'ils sont perçus comme de « grands auteurs littéraires ». Chez Apollinaire, se mélange à cela une quête de l'érotisme, à travers les boudoirs feutrés et l'éloge « raffiné » de la sexualité. Mais, toujours, viendront s'intercaler, et pervertir, des relents pornographiques : ce n'est pas vaporeux, c'est cru. Chez les trois auteurs, et plus encore chez Bataille, on retrouve également une dimension philosophique où la sexualité est là pour bousculer les esprits. L'objectif final n'est donc plus ce que l'on aurait pu croire, à savoir l'apologie d'une sexualité libre, mais celui de bousculer, consciemment, les gens, de libérer les consciences. Et cet objectif dépasse souvent le simple cadre de la moralité, de l'exhortation libertine : religion, société, pouvoir, politique, existence... On est bien loin de Cinquante nuances de Grey ou de nombreux romans du même genre, en pressant avec science sur certains leviers (scandale, voyeurisme, physiologiques...) sont voués à la consommation, à l'assouvissement personnel de certains fantasmes ou besoins.
Pour résumer, il existe une dimension pornographique de genre. Celle-ci est très définie et n'est motivée que par une seule chose, quel que soient les discours, les justifications ou les ornements qui l'accompagnent : vendre et faire de l'argent en répondant à certains besoins. Ensuite, il y a une thématique pornographique, que l'on retrouve assez souvent chez Apollinaire – mais qui reste quand même plus proche du genre – , et qui est essentielle chez Bataille : qui vient teinter de façon globale un récit d'une nature différente ou faire irruption, ponctuellement et de façon très maîtrisée, dans une scène où elle dénote et où elle bouscule. Enfin, il y a l'utilisation détournée, l'illusion, le leurre, l'appât pornographique, que l'on retrouve tout autant chez Sade, Apollinaire et Bataille, c'est-à-dire tout l'art de dissimuler sous des dehors affriolants et finalement sans autre fonction que d'habiller et de donner une forme, des univers complexes, riches et infinis où s'épanouit l'imagination. Ce qui est l'un des ingrédients les plus jouissifs du plaisir du texte.
Par Clément Solym
Contact : clements@actualitte.com
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