Des deux côtés de la Méditerranée, au Maroc comme en France, le nom d'Abdellatif Laâbi s'est imposé depuis quelques années comme le représentant d'une poésie engagée, contournant les interdits avec détermination et perspicacité, travaillant le matériau poétique avec rigueur et créativité, esquissant le projet d'une lutte puis d'une (re)construction identitaire à la fois individuelle et collective, réelle et symbolique. Comment évoquer l'aventure littéraire marocaine dans ce qu'elle a de plus exacerbé et de plus original sans parler d'Abdellatif Laâbi ?
Le poète et le sens de l'engagement
De l'histoire personnelle et littéraire de l'homme, on peut retenir quelques éléments phares : son enfance associée à la ville de Fès et racontée dans son ouvrage autobiographique Le Fond de la jarre, sa création de la revue engagée Souffles aux côtés de Mustapha Nissaboury et Mohamed Khaïr-Eddine, son engagement politique dans le Maroc des années dites « de plomb », sa poésie mondialement reconnue et traduite dans plusieurs langues et ses écrits poignants relatant les expériences douloureuses, mais fondatrices de l'exil, de la prison et de la torture.
Tout au long de son parcours individuel et littéraire, le poète a contribué de façon notoire, à la fois par ses textes et sa personne, au rayonnement de l'identité et de la littérature marocaine, et la reconnaissance de cette contribution s'est vue couronnée par le Prix Goncourt de la Poésie en 2009 et par le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie française en 2011. Abdellatif Laâbi appartient à cette catégorie de poètes dont les histoires personnelles épousent les parcours littéraire et poétique. Chez Laâbi, l'engagement se lit sur le corps avant le texte, dans le « moi » intime avant le « je » littéraire.
Abdellatif Laâbi est revenu récemment sur la scène de l'actualité à l'occasion de la sortie du film « La Moitié du ciel » d'Abdelkader Lagtaâ, projeté lors du dernier Festival marocain du Film de Tanger où il a remporté le prix du scénario. Inspiré du parcours du poète, arrêté et condamné pour délit d'opinion dans les années 70, le film retrace le combat de sa femme Jocelyne pour la libération de son mari.
Comme le souligne le réalisateur du film, on peut lire derrière la lutte acharnée de cette femme, enseignante française, pour la libération de son mari, une tentative d'exorciser les douleurs et les maux d'une période difficile de l'histoire marocaine. Par ailleurs, ce film a le mérite de faire connaître la figure d'Abdellatif Laâbi auprès des jeunes générations et rappeler les sacrifices de tout un groupe d'intellectuels et de créateurs pour la construction du Maroc moderne.
Baudelaire à Casablanca
Paru en 1996 aux Éditions de la Différence, Le Spleen de Casablanca est l'un des recueils marquants d'Abdellatif Laâbi. Organisé en deux sections intitulées respectivement « Le Spleen de Casablanca » et « Poète mis à part », l'ouvrage interpelle d'emblée par trois éléments qu'il serait intéressant de relever. Il y a d'abord ce titre (Le Spleen de Casablanca) qui rappelle Les Fleurs du Mal baudelairiennes et transpose la figure du poète maudit dans la ville cosmopolite et historique de Casablanca. Laâbi transforme le spleen parisien en spleen casablancais, faisant dialoguer de façon indirecte les deux métropoles et érigeant un pont « poétique » entre les deux espaces qu'elles représentent.
Laâbi, le Baudelaire marocain ? Ce rapprochement inattendu peut paraître surprenant ; il a néanmoins le mérite de promouvoir la poésie marocaine francophone en lui procurant une forme de légitimité historique et poétique située dans la lignée de Baudelaire et directement nourrie de son héritage.
Le deuxième élément à relever est l'ancrage spatio-temporel du recueil. Les deux sections ont été écrites en 1995, la première entre Rabat et Casablanca et la deuxième à Boissy-Saint-Léger en banlieue parisienne. Ainsi, le recueil se lit, dans sa composition même, comme un trait d'union entre les espaces géographiques du Maroc et de la France. Le texte poétique se place d'emblée comme un canal de liaison entre la mère patrie et la terre de l'exil. Tout se passe comme si la poésie ne pouvait livrer ses secrets et se réaliser en tant qu'acte littéraire que dans ce double ancrage spatial, révélateur d'un déchirement géographique et identitaire que seul le souffle des mots peut retranscrire et dépasser.
Entre l'axe Rabat-Casablanca et la banlieue parisienne, les deux sections du recueil construisent la base d'un dialogue qui mime le dialogue intérieur de l'homme exilé et interroge sa double identité.
Enfin, le troisième élément significatif dans Le Spleen de Casablanca est fourni par la dédicace du recueil à la mémoire du père. Ici, la figure paternelle a le mérite de connecter de nouveau l'histoire personnelle du poète à son projet littéraire. En dédiant son œuvre poétique à la mémoire de son père disparu, Laâbi insiste sur le pouvoir de la poésie à relier l'espace de l'histoire personnelle à celui de la création littéraire, réanimant ainsi la mémoire individuelle par les éclats de l'énergie poétique. En réalité, Laâbi écrit aussi bien pour lui-même que pour ses proches et sa patrie. À côté de la figure maternelle qui traverse le recueil de part en part, le père se présente ici comme le symbole d'une mémoire individuelle et collective qui oriente l'écriture et justifie l'acte de création poétique.
Entre exil et solitude, le poète révolté
Le Spleen de Casablanca est un recueil riche et inépuisable, traversé par plusieurs thématiques qui mériteraient de s'y attarder. Il y a d'abord la question de l'exil et le rapport difficile au pays qui se lit dès la première page : « Dans le bruit d'une ville sans âme/ j'apprends le dur métier du retour[…]/ O comme les pays se ressemblent/ et se ressemblent les exils ». Étranger et sans repères dans une patrie en déliquescence (« Les trottoirs sont défoncés/ Les arbres font pitié/ Les immeubles cachent le ciel »), le poète perdu interroge son espace de vie et ses concitoyens : « Une ville/ ou sa fiction/ Un peuple/ ou sa rumeur ? » La patrie de Laâbi est un espace déconstruit, une terre perdue que le poète désapproprié tente désespérément de retrouver : « On m'a volé mon pays/ […]/ Qui pourra me rendre justice ? » Exilé et malmené, trahi et torturé, le poète veut croire à un pays « encore à naître » où le « bleu de l'enfance » épouse « la cascade du premier soleil », bref un pays rêvé, reconstruit avec le langage de l'espérance et de la quête libre et infinie.
Abdellatif Laâbi, Créteil, 2009, Photo Y.L.
Tout au long du recueil, le lecteur retrouve également le thème de la solitude, condition inévitable du poète détaché d'un monde où il ne se reconnaît plus. Rejeté et exclu, étranger dans son propre pays, le poète s'interroge sur sa condition : « J'ai beau vouloir me mêler/à l'agitation du monde/je me retrouve à l'écart dans mon coin/Est-ce moi qui me punis/ou est-ce le monde ? ». La solitude n'est pas un choix univoque, mais plutôt une rupture consommée avec l'environnement : « Tu t'es retiré du monde/Peu à peu/le monde se retire de toi ». Omniprésente et salvatrice, la solitude s'impose néanmoins comme la condition nécessaire à la réalisation poétique : « Ce que j'ai fait/je le dois à ma solitude/et à la solitude des autres ».
Pour Laâbi, la solitude est désormais une réalité incontournable dans un espace de vie où « les gardiens sont partout » et où le domaine privé se trouve sans cesse menacé. Tout se passe comme si la liberté de vivre et de penser ne pouvait se concevoir que dans la solitude et le retranchement, et que l'émancipation intellectuelle et l'épanouissement poétique ne pouvaient se réaliser que par la rupture et le détachement.
Face à l'exil et à la solitude, la révolte s'élève comme la base de l'engagement du poète et la force motrice de son texte. Le poète est constamment engagé dans une quête de vérité initiée à travers l'acte de l'écriture : « Dans la cité de ciment et de sel/ ma grotte est en papier/ j'ai une bonne provision de plumes ». Ainsi, la poésie de Laâbi s'impose comme un espace d'appel permanent à la révolte et à la résistance : « Réveille-toi/ rebelle/ Le monde croule/ sous les apparences/ Il va crever/ de résignation ».
Symbole de cette résistance acharnée et obstinée, l'arbre est convoqué dans le texte comme la métaphore d'une lutte éternellement déterminée et nourrie par l'écriture : « J'attends mon arbre/ Et quand il sera là/ le seul, l'unique/ surgi d'un coup de foudre/ je pourrai enfin/ me remettre à écrire pour de bon ». Conscient de sa condition et de ses maux, habité par ses doutes et ses incertitudes, le poète utilise l'espace du texte pour interpeller sa propre personne et nourrir sa sensibilité : « Accroche-toi/ homme à la dérive/ Il est des signes/ à toi seul destinés/ quand tu ne les attends pas ». Ainsi, la poésie devient cet espace privilégié où le poète saisit et retranscrit les signes inattendus d'une révolte intérieure promise à un avenir meilleur.
L'écriture de l'espérance et de l'action
Pour Laâbi, toute tentative de reconstruction identitaire doit passer par l'espace de la poésie et de la création poétique. Face à la réalité de sa solitude et de sa rupture avec le monde, le poète s'attache à la poésie comme à un ultime exutoire : « Les grandes feuilles m'intimident/Je les coupe en deux/pour écrire/des demi-poèmes ». Avec Laâbi, la poésie devient acte de résistance, ultime voie pour échapper à l'injustice et reconstruire un monde de valeurs nouvelles : « Je cherche la pureté/pour moi/et pour ce qui vient à moi ». La poésie est cette dernière terre où le poète déraciné peut venir planter ses « envies d'impertinence » et crier son « désir inassouvi » de justice et de liberté. Telle « une offrande de la vie à la vie », la poésie surgit comme ce nouveau-né qui ne cesse de porter la promesse du bonheur et de la régénérer, de Fès à Grenade et de Paris à Istanbul.
Entre la douleur de l'exil et la souffrance du déchirement, par-delà les malheurs obstinés et les spectres de la mort, la voix poétique de Laâbi distille un message d'espoir inépuisable : « J'ai besoin d'un répit/le temps que vous voudrez bien m'accorder/pour ouvrir une fenêtre/sur un temps que je n'ai pas encore visité ». La poésie de Laâbi ouvre mille fenêtres sur un temps d'espérance et de rêves que le texte s'efforce d'entretenir et de prolonger. L'écriture de Laâbi transperce le silence, contourne l'injustice et combat le chaos pour libérer le cri inextinguible de la vie. Symbole de cette ouverture sans limites, la poésie devient l'espace où la signification et le symbole ne cessent de se renouveler : « Tes lignes/n'ont pas encore dit/leur dernier mot ».
L'espoir de Laâbi est un espoir de mots et de sens, une promesse de revanche qui se nourrit de la conscience poétique et de la volonté permanente d'action et d'engagement. Chez Laâbi, « le chemin tracé/n'est pas un chemin » car, précisément, rien n'est tracé, rien n'est prédéfini, mais tout reste à créer et à inventer. Lire Laâbi, c'est comprendre que seules la culture et la création peuvent chasser les démons du passé, aider à reconstruire l'identité brisée et retrouver le sens de l'honneur et des valeurs perdus. Lire Laâbi, c'est comprendre la nécessité primordiale de l'engagement et de l'action, en gardant à l'esprit qu'« un vaisseau qui appareille/est toujours plus beau/qu'un vaisseau à quai ».
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