Depuis 2001, Jean-Pierre Siméon s’est vu confier la direction du Printemps des poètes. Trois éditions avaient alors eu lieu, concrétisant une initiative Jack Lang, Emmanuel Hoog et André Velter. Au commencement, André Velter et Alain Borer étaient en charge de la manifestation, et Jean-Pierre Siméon travaillait à la mission pour les Arts et la Culture au ministère de l’Éducation. « Il fallait impulser quelque chose, après trois années d’un succès d’estime », se souvient le directeur artistique.
Le 02/03/2017 à 09:40 par Nicolas Gary
Publié le :
02/03/2017 à 09:40
Jean-Pierre Siméon
Ses premières interventions visent à consolider la structure associative, avec une permanence sur l’année : « L’idée couramment répandue de la poésie était très fausse, souvent négative – parfois mièvre. Nous devions entreprendre un travail pédagogique de fond. » Avec une confiance totale des ministères de la Culture et de l’Éducation (au début), puis du seul ministère de la Culture, émerge alors un Centre de ressources national, travaillant toute l’année. Premier objectif, rassembler ceux qui partout, œuvraient pour la poésie, avec énergie. « L’intention reste de faire rencontrer aux gens la poésie réelle : le grand malheur est que nous en avons des idées fantasmatiques qui éloignent. »
On imagine alors ces poètes à barbe blanche, ou perdus dans leur mansarde... pire : une poésie réservée à quelques-uns. « Faire voler en éclat ces malentendus et ces préjugés... Rome ne s’est pas faite en un jour et ces notions sont si ancrées dans l’inconscient collectif. » Pour y parvenir, la manifestation de mars est le moment privilégié, mais il fallait puiser dans l’ensemble du répertoire poétique, dans sa variété et ses extrêmes. En finir avec une notion de petite chose gentille, ou d’expérimentation pour initiés.
Dans l’esprit d’un Jean Vilar pour qui le théâtre devait être un service public, la poésie serait portée vers tous : celle venue du monde entier, aussi bien que les classiques du patrimoine, « tout en parvenant à les faire lire en dehors des schémas scolaires ». Le premier thème proposé fut, selon la formule d’Andrée Chedid, « les poètes ont visage de vivants ». Et découvrir qu’il existe autant de poètes que de cinéastes, de danseurs, et ne plus l’ignorer.
Tout ce qui fut déployé par la suite « ne fut que des moyens. J’ai toujours dit que le Printemps n’était pas une fin en soi, mais bien un moyen pour assumer ce projet ».
Il fallait ensuite montrer « que la poésie avait à voir avec la vie quotidienne, historique, sociale, politique : elle touche à tous les états de l’existence ». Un nouveau mouvement d’éducation populaire entre en jeu : la parole autre, la langue autre, comment y donner accès ? « Plus la langue partagée, commune, est mensongère, trahissant le réel, plus la poésie est nécessaire, parce qu’elle conteste et enrichit. Elle offre d’autres moyens de saisir le monde. Pas simplement de le représenter, parce que le roman ou la fiction le font aussi. La poésie ne cherche pas tant à représenter qu’à saisir le monde. »
Et concrètement, faire le lien entre un public qui l’ignore, « qui a tellement d’autres chats à fouetter, et un répertoire poétique, dont on présume qu’il ne nous concernerait pas ». Avec le danger de verser dans la démagogie, ou de rester dans un élitisme froid. « En effet, accéder au poème dans notre contexte, c’est aller vers une langue insolite qui représente un effort. C’est aussi rencontrer un autre mode de lecture et de compréhension. Mais cet effort est partageable par tous. »
Fort d’une expérience ancienne – « j’avais commencé à faire des lectures dans un petit village quand j’avais 21 ans » – Jean-Pierre Siméon et son équipe se sont retroussé les manches. « Inventer des moyens juste, en évitant toute tricherie, qui soient aussi une main tendue, sans intimidation ni de terrorisme du savoir ou de snobisme. » Et de se souvenir de Paul Celan : « Il n’y a pas de différence de principe entre un poème et une poignée de main. »
Parmi les moyens, le livre. « Aider les éditeurs, petits et grands à diffuser autrement leurs œuvres, auprès d’un public qui n’y a pas accès, par l’oralité. » Parce que l’écoute du poème est « le meilleur accès pour qui ignore le poème, dans un premier temps ». L’oralité devient truchement, ou passage – indispensable et heureux – « qui apporte au poème, mais d’une certaine façon, pour la plus grande part du répertoire, le diminue. À mes yeux, la lecture solitaire silencieuse dans le livre n’a pas d’équivalent ».
Reste que même la poésie sonore de Bernard Heidsieck ou les slameurs cherchent à entrer en contact avec le livre. « Que le livre soit considéré, qu’on l’achète, cela a toujours été ma préoccupation. » À ce titre, l’initiative des Souffleurs, suppose une écoute dans la foule, « portée par des textes vrais », que le Printemps a pu aider – et réciproquement : d’autres se sont emparés de cette forme. Déjà, avec Christian Schiaretti, Jean-Pierre Siméon avait pressenti cette approche, en inventant à la Comédie de Reims, lors de la manifestation Les Langagières, des Brigades d’intervention poétique. « C’était cette même idée : comment amener la poésie la plus haute à un public qui ne l’attend pas, même qui ne la veut pas. »
Sans jamais sacraliser les moyens, le Printemps a cherché ces initiatives, pour les valoriser – ce fut le cas du Poèmaton, cette cabine qui dit des poèmes, ou encore, des lectures dans le noir. « Des événements qui ne sont pas gadgets, dont les moyens sont justes, par rapport au poème. Pour éviter de faire tomber la poésie dans un monde du spectaculaire et du divertissement, il a fallu ne pas la compromettre. La langue fait spectacle, pas le dispositif que l’on met autour. Si la poésie entre dans le spectacle vivant, c’est dans les meilleures exigences : des comédiens, qui mettent leur talent, à son service. »
Rigueur et probité : ce que suppose le poème, c’est une écoute plus fine que toutes les autres. « Le danger est toujours que le moyen oblitère le poème : l’alibi serait qu’écouter un poème, naturellement c’est de bon ton, sans pour autant le rencontrer. » Faire écouter, pour amener à lire, et lire dans le livre. « Sans faire de triomphalisme, je crois que nous y avons réussi dans une bonne part. »
Si d’année en année, la fréquentation a augmenté, ce critère n’est pas premier. « Pour marquer les esprits, nous avions inventé dès la première année, un meeting poétique à la Mutualité – lieu populaire, symbolique des débats politiques. Plus de 2000 personnes étaient venues. Je l’avais confié avec André Velter, qui avait alors révélé l’existence de ce public sous-terrain, inconnu, qui s’intéresse à la poésie. »
Lors des cinquante ans de la collection Poésie chez Gallimard, on a pu apprendre qu’il se vend plus de 1100 exemplaires de ce format poche, chaque jour de l’année. « Par ailleurs, les petits éditeurs ont assumé la charge d’éditer la poésie, en diffusant à petit tirage, mais constamment, de la poésie contemporaine. » Cheyne éditeur, créé à la fin des années 70 en est peut-être l’un des meilleurs exemples : l’un des acquis du Printemps aura alors été de manifester ce lectorat.
Pourtant, des festivités au festif, le risque existait que de verser dans une manifestation qui dispenserait d’aller vers l’objet.
Dans le même temps, il fallait concrétiser autrement ce dynamisme de la vie poétique : ce fut l’avènement du Centre national de ressources pour la poésie. « Tous mes interlocuteurs n’ont pas saisi son importance... » Lequel s’accompagnait de conférences, démultipliées, en bibliothèque, à travers toutes les régions, face à des enseignants. Et bien entendu, travailler avec les comédiens, un monde dans lequel Jean-Pierre Siméon a gardé un pied. « Avec le conservatoire national, nous avions monté les Poésies en terrasse. »
« Ces formations dispensées auprès des médiateurs, et que nous continuons de proposer, ont été enrichies par le travail effectué sur le site internet. » On y retrouve des biographies, des textes de conférence, des renseignements, etc. Tout cela pour amener les médiateurs à mieux connaître la poésie, en cerner les enjeux. « Il ne s’agit pas de dire qu’il faut aimer la poésie, parce que c’est bien : il faut les convaincre en profondeur. »
Quinze années de formation et transmission, qui ont également fait du Printemps un interlocuteur pour des personnes à travers le monde : poètes, structures théâtrales, instituts culturels à l’étranger... « On nous demande d’accompagner des ateliers, de promouvoir des initiatives, de mettre en relation. »
Le Centre est devenu un interlocuteur de référence, pour la France, comme l’étranger : enseignants, instituts culturels à l’étranger, poètes, chacun a des demandes spécifiques. « La demande s’est accrue, et peut-être n’avons-nous plus les moyens d’y répondre. J’y vois la preuve de notre réussite, et qu’un grand nombre de personnes se préoccupe de la poésie. »
Et la manifestation en devient alors le point d’orgue. « J’ai toujours eu le souci que le Printemps ne soit pas la Journée de la Misère de la Poésie. Dès les premiers temps, j’ai affirmé qu’il serait le point d’émergence d’une action continue. À cet instant, nous profitons d’un apport de communication, ce qui est juste dans notre société. » Mais le sens de cette action disparaîtrait sans « une présence invisible toute l’année. Sinon, c’est une brève efflorescence, et le lendemain, on passe à autre chose ».
Dans un monde de l’événementiel, Jean-Pierre Siméon affirme la nécessité que le Printemps « ne soit pas l’un de ces événements que l’on oublie une fois achevé. Nous sommes dans une sorte d’hystérie d’événements : on fait événement de tout en fait ». Avec le risque que l’on ne s’intéresse plus à rien. « Le dynamisme de la poésie existe, nous le manifestons. »
Et avec le recul des années sur le projet, qui ne comptait que quelques jours à ses débuts, il assure : « Pour le dire avec humour, j’ai l’impression d’avoir travaillé à la disparition du Printemps des poètes. Le paradoxe est amusant : le jour où l’on n’a plus besoin du Printemps, nous aurons gagné. Les quatre saisons deviendront celles de la poésie. »
D’ailleurs, dans le sillage de ce point d’orgue, quelques dispositifs pérennes viennent prolonger l’action. Ville en poésie, par exemple, fait voter en conseil municipal une charte inscrivant la poésie comme une donnée fondamentale de la politique culturelle. Proposée par le maire, cette action suscite des résidences, des ateliers, des initiatives autour de l’édition et du livre.
Un travail tout au long de l’année pour garantir à la poésie une présence, sans se distancer de la manifestation. « Le danger était que le Printemps soit l’alibi, et on nous l’a reproché. Nous avons fini par remporter cette bataille, en garantissant que l’énergie déployée soit constante. »
Bien entendu, d’autres manifestations ont œuvré également : le marché de la poésie, Voix Vives de Méditerranée à Sète... « Sans doute avons-nous catalysé des élans. Il est certain que le Printemps n’a pas fait cela tout seul. Tout cela a contribué à replacer la poésie dans les préoccupations des acteurs culturels, des acteurs du livre, toujours, essayant de lutter contre ce statut d’exception qu’on lui a infligé. »
Aujourd’hui, peut-être prend-on les poètes un peu au sérieux. Et il suffit de n’en évoquer que quelques-uns pour mesurer cela : Jacottet, Bonnefoy, Roubaud, Velter, sont des gens « qui ont élu la poésie comme lieu de travail. Et quelle place leur a-t-on accordée ? C’est toute la bêtise de notre époque : ne pas avoir conscience de leur apport. Avoir vécu du temps de Bonnefoy, c’est un peu avoir vécu du temps de Baudelaire. Son œuvre sera immense dans l’histoire de la littérature, quoi que l’on pense de ses partis pris ».
Une poésie dépossédée de la place qui lui reviendrait... « En Corée du Sud, en Amérique du Sud, dans le monde arabe : là, les poètes restent des figures essentielles qui nourrissent l’inconscient culturel. L’un des grands manques de notre époque, c’est d’avoir fait l’économie de nos poètes. »
Non seulement elle n’a pas disparu dans les années 70, mais, surtout, elle reste vivante, même dans ses pratiques amateurs. « On dit que tout le monde écrit de la poésie, à l’adolescence, on lui reproche une dimension naïve... Fort bien : tout geste d’écriture poétique, même mal informé, est respectable en soi. Il incarne un acte de sécession, devant la vulgarité ordinaire. Tout un chacun a le droit de s’y essayer, mais cela ne suffit pas pour revendiquer le statut de poète. On n’est pas comédien parce qu’on veut l’être, sans pour autant que cela dénigre le théâtre amateur, même maladroit. »
Après tout, quelqu’un jouant mal du Shakespeare, joue déjà du Shakespeare, « faisant traverser son corps par une langue très haute. Cela est formidable ». Il suffit d’un effort de clarté pour remédier à ce malentendu : dans tous les arts, l’implication totale associée au dépassement de la pratique même, fera l’artiste. « Notre structure porte cette mission en elle : plus la poésie contemporaine sera présente, plus on en lira, moins on trouverait des gens qui écrivent du pseudo Lamartine. C’est un tout. Promouvoir la lecture des poèmes permet d’accéder à une meilleure compréhension des enjeux de l’écriture. »
On comprend mieux pourquoi le concours de poèmes, qui avait été initié dans les tout premiers temps de la manifestation, a été arrêté. « Nous mettions la charrue avant les bœufs : pourquoi demander d’écrire, avant de faire lire ? Personne ne peut se voir dénier le droit d’écrire des poèmes. Simplement, on n’en écrit pas facilement. Commençons d’abord par faire lire, parce qu’ensuite on peut s’y essayer. Et l’on trouve ou non le chemin de l’édition. »
Le principe est là : « Donner à lire à chacun de la poésie authentique. Tout n’est pas poésie. Quand le slam est arrivé, et qu’on m’a demandé qu’en faire, j’ai répondu : “Calmons-nous.” Bien sûr, des jeunes qui s’emparent de la langue pour parler autrement signifie quelque chose. Cependant, le slam n’est pas un genre en soi : c’est une voie d’oralité de la poésie, qui existe depuis toujours. Depuis qu’il y a des bistrots, il y a des poètes qui y lisent leurs œuvres. »
En tant que prise de parole, politique, sociale, le slam n’est pas nécessairement poésie. « Ça peut l’être, et certains slameurs écrivent des textes qui y participent. Nul ne peut les rejeter globalement, car leur propos mérite d’être pris en considération. Je me souviens d’amis qui travaillaient avec des slameurs, et leur proposaient de lire Eluard ou Char. Leurs textes, on le comprend, étaient bien meilleurs par la suite. »
, le directeur artistique du Printemps ne cherchera pas tant à faire du neuf, qu’à « confirmer les intuitions justes. C’est dans cette obstination, parfois laborieuse, que nous avons tant progressé ». La nouveauté reste peut-être que cette manifestation n’a pas d’équivalent : tant dans l’occupation du territoire, que de par sa diversité et l’engagement de chacun. « L’hétérogénéité du Printemps des poètes est incontestable, plus grande encore que pour la Fête de la musique. Mais c’est le gage de la liberté d’initiative. »
Afrique(s), le thème qui conduira la manifestation de cette année est celui « qui devait clore mon parcours avec le Printemps. Je m’étais dit que je conclurai avec lui ». Continent du futur, aux mille ressources et englué dans autant de contradictions, sa voix poétique méritait de sortir de son anonymat. « Comme Césaire a fait voler le français en éclat, en lui insufflant une dynamique que la langue ignorait, de même, nous avons quelque chose de magnifique à découvrir. »
Et de conclure : « Aujourd’hui, nous ignorons tout de ces merveilles, et ce n’est pas juste. »
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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