Élevé par une arrière-grand-mère aveugle de naissance, qui ne possédait qu’un seul livre, une bible en slavon, Dimitri n’aurait jamais dû devenir écrivain. L’aïeule était pleureuse professionnelle, et l’enfant devait l’accompagner lors des veillées funèbres. Il a appris à lire à l’église auprès d’une autre femme, qui lisait les psaumes à voix haute, en suivant le texte du doigt.
Le 06/03/2017 à 18:34 par La rédaction
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06/03/2017 à 18:34
« Quand je suis arrivé à l’école, j’utilisais des verbes qui n’existaient qu’en slavon, comme si j’arrivais tout droit du XVIIe siècle. À la maison, à force de lire la Bible à mon arrière-grand-mère, j’ai fini par en connaître des passages par cœur, et je me suis vite aperçu que si j’inventais, elle me laissait faire. À force de broder, je me suis débarrassé, y compris de la trame du tissu.
C’est pourquoi je vois la création littéraire comme une sorte de tapis qu’il faut dérouler. On peut commencer à n’importe quel endroit du tapis, à partir de tout petits motifs, à condition d’accepter de descendre dans la fosse, de construire en creusant, jusqu’à des profondeurs où l’on devient minuscule. »
Quand Dimitri plonge dans ces profondeurs, sa voix singulière nous emporte, s’affranchissant des conventions.
« C’est comme dans la baise. Les écrivains français tournent autour du pot, au lieu de passer à l’acte... Tellement, qu’ils ont construit un clitoris grand comme le mont Blanc ! Moi, je suis une oie sans pattes qui survole la Sibérie. Quand je vois un lac, je plonge directement en son milieu. Une oie française se poserait délicatement au bord et irait tremper une patte dans l’eau pour voir si elle n’est pas trop froide. Les Français, même quand ils baisent, ils continuent à parler ! »
Dimitri écrit donc en français, à présent. Est-ce son statut d’exilé dans une autre langue qui lui offre cette liberté de style ? « Pour écrire, j’ai besoin d’être dans un certain état pour accéder à une vision. Un rossignol ne pense pas qu’il chante, il n’analyse pas ce qu’il fait, sinon, en discutant de sa façon de chanter avec le corbeau, il se mettrait peut-être à chanter comme le corbeau ! Moins on est conscient de ce qu’on écrit, mieux on écrit. Il faut se jeter à l’eau.
Quand quelqu’un se noie, il y a deux attitudes possibles : il y a celui qui se jette à l’eau sans réfléchir pour le sauver, et il y a le sage qui ne bouge pas, parce qu’il se dit qu’il ne sait pas nager. Rimbaud n’a pas réfléchi, il s’est jeté à l’eau. Partout où les gens ne voyaient qu’un mur, il leur a montré où était la fenêtre. Et quand tout le monde a vu la fenêtre, il a cessé d’écrire. »
Pour Dimitri, tout ce qu’il y a de réel en nous meurt et disparaît sans laisser de traces. Il n’y a que ce qu’on imagine qui survit. À Lorient, Dimitri est en résidence. En quoi cela participe-t-il de cette dimension sacrée de la littérature ?
« Quand je rencontre des gens réels dans la vie réelle – qui pour moi est imaginaire –, je retrouve la destinée humaine, ce qui nous lie le plus, et en même temps, ce qui nous sépare le plus. De toute façon, la force de dire d’un muet dépasse dix fois notre force d’expression. Si un artiste sent en lui cet être muet qui a faim du verbe, toute sa vie, il cherchera à le faire parler. Ici, à Lorient, j’ai été accompagné de façon exceptionnelle. Et puis, j’ai été dépaysé, sans quoi, une résidence d’écriture ne peut pas marcher. Il faut que le corps voyage avec l’âme. Parce que, au début, il y a toujours la vision.
Quand l’enfant se souvient, il se souvient de la vision. Et la vision ne parle pas. Je passe mon temps à lui faire du bouche-à-bouche, à la vision, à lui mettre la langue pour la faire parler. Tous les matins, je la travaille, de 5 heures à 8 heures. Ici, je suis comme un poisson dans l’eau, alors qu’à Paris, je dois me cacher pour être entier, corps et âme, et pouvoir écrire ; là-bas, je dois produire ma propre eau pour pouvoir nager. »
La Minute russe 5 par Dmitri Bortnikov from Médiathèques de Lorient on Vimeo.
Gérard Alle
en partenariat avec Livre et lecture en Bretagne
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