Nous vous l'expliquions, il y a quelque temps, le CNRS devrait faire l'objet d'une réforme non consentie par ses employés, c'est à dire les chercheurs et scientifiques français qui travaillent pour cet organisme.
Plusieurs actions avaient déjà été menées par les scientifiques pour montrer leur désaccord avec cette réforme. Mardi 09 décembre Nicolas Sarkozy avait déclaré à la clôture des Premières Assises Européennes de l'Innovation : « Le CNRS avait un privilège rare au niveau mondial, celui de l’auto-évaluation. Remarquez si c’est une nouvelle méthode de gouvernement, je vois quelques avantages à me l’appliquer ».
Une déclaration très mal vue par les employés du CNRS qui ont décelé en elle des insinuations d'incompétence ou encore de complaisance à leur égard. Ils ont donc décidé d'entrer en désobéissance et de ne pas remettre leur fiche « CRAC » d'évaluation cette année. Et ils ont envoyé une « lettre ouverte à leur Présidence et leur Direction ».
« Chère Madame la Présidente, Cher Monsieur le Directeur, chers collègues,
Par la présente nous vous informons que nous ne remettrons pas cette année, notre fiche d’évaluation dite "fiche CRAC" (compte-rendu annuel d’activité). Cette fiche comptable n’est pas celle d’une évaluation de qualité telle que pratiquée par les membres du Comité National du CNRS selon les principes de l’évaluation par les pairs, c’est-à-dire par la représentativité des membres de la communauté scientifique en son entier. Dans cette période de réformes, elle symbolise un outil au service de logiques managériales là où la culture scientifique appelle le renforcement du rôle collégial des pairs. C’est pourquoi nous l’utilisons aujourd’hui pour exprimer notre sentiment. Nous vous rappelons que l’activité scientifique la plus essentielle qui est attendue de nous – la publication de résultats – n’est possible que dans un contexte international où s’appliquent ces règles de l’évaluation par les pairs, règles dont le strict respect assure aux plus grandes revues scientifiques leur caractère d’excellence. Au moment où l’éthique de notre institution vient d’être gravement galvaudée au cours des Assises européennes de l’innovation, nous avons à cœur de vous demander de réaffirmer au plus haut niveau de l’État, l’exigence de notre métier dont la progression au jour le jour est sans cesse soumise à ces principes au sein d’une communauté scientifique forcément internationale.
Cette démarche est aussi le moyen pour nous de vous faire part de notre désarroi en tant qu’employés du CNRS, face aux évènements en cours relatifs à la réforme de notre institution. Nous avons nourri jusqu’à aujourd’hui la plus grande fierté de travailler pour un organisme de recherche fondé sur des valeurs garantes de connaissances les plus affranchies possibles de tout enfermement utilitariste et idéologique. Le CNRS était, et nous osons encore penser qu’il pourrait le rester, un outil qui avait fait ses preuves, qui était vanté comme exemple par nos collègues étrangers et qui permettait sur la base de principes louables, de maintenir la recherche française - dans tous les secteurs disciplinaires que l’on peut imaginer - à un niveau plus qu’honorable, avec des moyens pourtant bien en-deçà des résultats obtenus.
Nous voyons avec tristesse s’éloigner un tel projet de connaissance. Le CNRS est comme bradé, intégré pour être démantelé dans une politique scientifique caricaturale qui se décline en mots clés qui ont tout dit de la fonction désormais assignée au savoir : performance, croissance, économie de la connaissance, compétition de l’intelligence, stratégies, efficacité… Jamais politique scientifique n’a été autant encadrée selon du "managing" et à d’autres fins que celles de la nécessaire protection d’une activité intellectuelle indépendante, richesse de nos démocraties. Jamais elle n’a été autant basée sur une conception du métier de chercheur où la précarisation du travail compromet dangereusement les possibilités d’avancée et dénie les compétences des personnes, notamment des jeunes docteurs. Entrée résolument dans les objectifs de l’immédiateté productiviste, elle ignore jusqu’aux temporalités de la recherche, longues et cumulatives. Jamais politique scientifique n’a été aussi peu sensible à l’état du monde. Le "plan stratégique" est une offense à tout humaniste : comment peut-on envisager la recherche scientifique sans penser le devenir humain dans sa totalité et déclarer qu’il nous faut "éviter que les connaissances acquises ne bénéficient en priorité à des pays qui n’auraient pas financé ces recherches" ? Est-ce une intimation à oublier la très grande pauvreté de la plus grande partie de notre monde et à détourner la recherche d’une éthique de justice sociale ? De cette politique, nous refusons d’être complices, pour ne pas laisser dans les archives pour les chercheurs de demain, les traces d’une irresponsabilité collective partagée.
Si le Conseil d’Administration de notre institution en vient à être tenu sous haute surveillance policière, c’est que quelque chose d’essentiel de l’ordre de la confiance, du respect et de la liberté vient d’être rompu entre des instances dirigeantes et ceux sur qui s’exerce une autorité que n’anime plus aucun principe de collégialité.
En espérant que ces mots puissent engager l’action des acteurs de notre organisme, et les hautes instances que vous représentez, dans une autre voie que celle choisie, nous vous adressons, chers collègues, nos très cordiales salutations. »