Tout commence au milieu des bois avec la déambulation insouciante d'un chevreuil qu'observe un gamin à lunettes, tapi derrière un buisson. L'animal galope, traverse une route et, paf, une voiture de passage la percute avant de filer au loin. Reste la dépouille de l'animal et le gamin, pas farouche le moins du monde, qui l'emporte à la maison pour se bricoler un magnifique trophée : une jolie tête de chevreuil sur le mur du salon.
C'est le parcours de cette tête de chevreuil qui servira de fil conducteur à cet épais album qui, à la manière d'un road movie, part à la rencontre d'une troublante galerie de personnages, tous aussi barrés, névrosés et déséquilibrés les uns que les autres. Du gamin taxidermiste, on passe au chien glouton, au curé zoophile, au couple décervelé et ainsi de suite, jusqu'à l'hospice et au retour final à la nature la plus... sauvage.
Le dessin au crayon de couleur de « Fétiche » peut à première vue évoquer la simplicité et la fraîcheur d'un Sempé mais ce n'est qu'apparence, car, on l'a déjà bien compris, derrière cette façade sourd une cruauté terrible, une détresse et une solitude infinies qui semblent sous-tendre chaque action des mutliples personnages.
Du vrai surréalisme
Rares sont les albums qui convient le lecteur dans un univers aussi cohérent et déstabilisant que celui de Noémie Marsily. Sans un mot (si ce n'est les titres des multiples chapitres qui composent l'histoire), on suit le cheminement de ce trophée, objet de presque autant de convoitises que d'abandons, et l'on n'est jamais perdu.
On passe d'un lieu à l'autre avec une curiosité de voyeur, devinant bien vite que chaque protagoniste est traversé par une fêlure profonde, une crevasse béante que le fétiche vient en quelque sorte combler. La position du lecteur, témoin privilégié et impuissant de toutes ces scènes intimistes, est d'ailleurs mise en abyme dans l'ouvrage à travers la vue subjective récurrente depuis un des yeux de verre de l'animal, placé par la gamine taxidermiste au début du premier chapitre.
Sous ses dehors anodins, ses faux airs gentillets, ce « Fétiche » est un album qui hante et qui accompagne le lecteur longtemps après sa lecture. Il rappelle la vraie démarche surréaliste, celle qui vise dans un mouvement artistique à unifier les contraires : douceur et cruauté, rêve et éveil, jeunesse et décrépitude, vie sauvage et cimetière, humain et animal. Et quand ce mouvement est orchestré avec une telle maîtrise, il ouvre la porte sur un monde extraordinaire qui ressemble tellement au nôtre qu'il en devient angoissant.
Et pourtant, à bien y regarder, « Fétiche » est écrit dans un langage graphique très simple : les pages sont presque toutes composées de quatre vignettes sans case, en un rythme très régulier, rarement brisé par une grande image en pleine page, et qui laisse toute la place à l'imagination du lecteur quand, soudain, la succession des images impose d'imaginer l'action qui vient juste de se produire, en plein milieu de l'ellipse. C'est l'essence même de la bande dessinée, me dira-t-on. Justement : c'est en cela que cet album est intelligent, il utilise ces trous pour impliquer l'imaginaire et l'intelligence du lecteur, pour que la fabrication de la trame devienne aussi un moment de plaisir amusé.
« Fétiche » est un petit bijou hors du commun que les curieux devraient découvrir sans tarder. Une réussite de plus à ajouter aux trophées de chasse de ces drôles d'animaux éditoriaux que sont les Requins Marteaux.