aux éditions de La Différence
Existe-t-il un métier plus chargé de fantasmes que celui d'éditeur ?
Et d'abord, est-ce un métier ? Depuis un certain temps, il y a des écoles qui attribuent des diplômes à des étudiants qui rêvent de travailler dans le milieu de l'édition – à l'instar du grand banditisme, on parle de « milieu ». Différentes spécialisations leur permettent d'appréhender ce que sont la fabrication, la mise en page, la commercialisation de cet objet nommé « livre » que les nouvelles technologies menacent de supplanter par un support numérique.
On leur apprend à appréhender le « marché », à concevoir des produits compétitifs, à étudier le marketing, à connaître les arcanes de la distribution et les outils indispensables pour devenir un interlocuteur audible dans la grande chaîne du livre, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui. Tout cela est très louable et génère des personnes fort compétentes, mais à quoi bon ? La seule chose importante et qu'on ne peut enseigner est, évidemment, la qualité du contenu d'un livre. Or, paradoxalement, plus le métier se professionnalise moins la substance, de mieux en mieux conditionnée, est lisible. Il en va de même dans l'alimentation où un emballage toujours plus sophistiqué enveloppe des nourritures de moins en moins comestibles.
Y a-t-il une fatalité à cet état de fait ? La population dans son grand nombre est-elle, à jamais, le réceptacle du mépris de ceux qui veulent l'atteindre ? Autrefois, l'analphabétisme et l'illettrisme l'excluaient du jeu, de facto. Aujourd'hui, la religion du chiffre s'étant imposée, en toute matière, comme le sceau du progrès, du succès et de la richesse, le nombre des gens susceptibles d'avoir accès aux livres et de les acheter est devenu la préoccupation première de tous les acteurs de la profession. Les choix s'opèrent, en grande majorité, sur ces critères et les avancées technologiques de la lecture sur support électronique vont amplifier encore le phénomène en permettant à la publicité de s'introduire sur les tablettes par le simulacre d'une feinte gratuité.
Sans doute, l'esprit humain est-il paradoxal. « J'ai haï ce qui était facile. Je me suis cherchée dans la lumière, dans la mer, dans le vent », écrivait, en guise de biographie, le grand poète portugais Sophia de Mello Breyner. Ce qui est immédiatement accessible, ce qui n'exige aucun effort de celui qui s'aventure sur les chemins de la connaissance, et donc de la lecture, n'a pour lui aucun prix et ne laisse, par conséquent, aucune trace dans son esprit.
La profusion des œuvres en libre accès ne conduit donc nullement, comme le pensent les thuriféraires de ces nouveaux modes de consommation, à une plus grande maîtrise des savoirs mais à un éclatement de ceux-ci en des myriades de nébuleuses circulant sans autre hiérarchie que celle de l'engouement du plus grand nombre. De la même manière qu'aucune émission de télévision ne pourra rivaliser, en termes de parts de marché, avec la transmission d'un match de foot, aucun livre majeur ne pourra imposer sa singularité dans une telle configuration.
Il reste donc à inventer un nouveau mode de circulation des idées et des œuvres en renouant avec l'ancienne tradition des sociétés secrètes.
Colette Lambrichs
« Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre » pouvait-on lire sur le fronton de l'Académie de Platon. Cette injonction retrouve aujourd'hui sa force de pertinence. Au lieu de viser toujours plus grand vers la multitude, il s'agit de retrouver le sens de l'initiation dans des cercles restreints qui imposent des conditions à l'accès de leurs travaux. C'est ainsi que se reformulera une puissance dans la recherche et la création et que le métier d'éditeur retrouvera son aura.
N'oublions jamais que tous les mouvements importants, tant littéraires qu'artistiques, ont été forgés par une poignée d'individus dans les arrière-salles de bistrots ou dans les pissotières et qu'il est dérisoire de s'imaginer que ce qui est signifiant ne croît pas d'abord dans l'ombre avant d'accéder à la lumière. La grande illusion de notre époque est de faire croire que la performance des outils comblera l'indigence de la pensée. Je reste intimement convaincue que trois ou quatre personnes, qui mènent un combat pour faire connaître un livre dont elles pensent avec force qu'il est un chef-d'œuvre, parviendront à leurs fins.
N'est-ce pas ainsi que Sylvia Beach a procédé pour imposer Ulysse de Joyce ? Fernando Pessoa n'était-il pas reconnu comme un génie par un très petit cercle d'admirateurs avant que l'œuvre ne s'impose, après sa mort, comme une des plus importantes du siècle dernier ? Et il en va de même pour tous les mouvements artistiques ou littéraires qui ont compté. Mais l'époque a changé, me rétorquera-t-on, les moyens de communication ne sont plus les mêmes, c'était avant internet, les réseaux sociaux… Eh bien, justement, à ce niveau-là, rien n'a changé. La toile ressemble à la carte de l'Empire, que décrit Jorge Luis Borges dans Histoire de l'Infamie, aussi vaste que l'Empire et qui coïncide avec lui point par point.
Comme le disait Tancredi, le neveu du prince Salina dans Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »
Colette Lambrichs
Septembre 2012
Colette Lambrichs
Née à Bruxelles en 1946, Colette Lambrichs habite Paris depuis 1972. Directrice littéraire des Éditions de la Différence depuis 1976, elle est l'auteur de quatre recueils de nouvelles et d'un roman : Tableaux noirs (1980, 3e éd. 1997) ; Histoires de la peinture (1988, 2e éd. 1997) ; Doux leurres (1997) ; La Guerre (2003) ; Logiques de l'ombre (2006). Elle a également publié, en janvier 2012, un Manifeste pour l'édition et la librairie indépendantes.