Assises de la traduction littéraire ont débuté vendredi 7 novembre à Arles par une conférence de Florence Hartmann, grand reporter et porte-parole des TPI pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda. Comment rendre la réalité d'une guerre ? Recueillir la parole des victimes ? Celles des bourreaux ? Comment « traduire le réel sans désactiver les mots » ?
« En 1991, personne ne voulait accepter qu'il y ait de nouveau une guerre en Europe, la première depuis la chute du mur », rappelle Florence Hartmann qui revient sur la difficulté des journalistes à convaincre leurs rédactions incrédules qu'une guerre se déroule dans les Balkans. Car, « pour décrire une guerre, il faut utiliser la terminologie de la guerre », des mots qui ramenaient à la Première Guerre mondiale et que personne ne voulait plus entendre.
À cette époque, le « traumatisme de Timisoara » (des corps provenant d'une morgue avaient été présentés dans les médias comme un charnier) était constamment brandi pour appeler les journalistes à la prudence », se souvient-elle. Ainsi, lorsque la reporter rend compte, depuis le lieu du massacre, de l'assassinat par les milices serbes de plus de 200 Croates à Vukovar, Le Monde entoure précautionneusement le mot « charnier » de guillemets dans son titre.
Tordre la langue pour banaliser le crime
La journaliste s'arrête ensuite sur les modifications apportées à la langue pour désacraliser le crime et rendre possible le passage à l'acte. « Les messages codés participent à la déshumanisation des victimes. Ils servent aussi à se protéger des règles de justice internationale ». Ainsi, dans une vidéo reçue par Médecins Sans Frontières en 1995, les prisonniers interceptés sont désignés comme « des paquets », de la même façon, les Hutus parlaient de « travail », les nazis de « dératisation » et les criminels de « nettoyage et d'assainissement » dans les Balkans. Une façon de masquer la violence des faits, de banaliser le mal, et de se soustraire à la justice. « Personne n'affiche une politique criminelle. Milosevic ne parlait que de paix », remarque la journaliste. Elle évoque à ce propos une « langue en creux » qui rend difficile de « relier les champs de la mort aux palais des décideurs ». Le défi pour le journaliste est alors de « traduire le réel sans désactiver les mots ».
L'empathie – le fait de pouvoir ressentir la souffrance de l'autre — est aussi détournée par les bourreaux pour faciliter l'action de la violence. « La vue de la souffrance de leurs victimes et la pleine conscience de la terreur qu'ils produisent leur permettent de concrétiser leur acte », analyse Florence Hartmann qui aborde ensuite la délicate question du recueil des témoignages des victimes. « La parole des victimes est amputée, car les mots n'existent pas toujours », relève-t-elle, ou parce qu'ils ne peuvent être exprimés. Beaucoup témoigneront des violences subies en mettant en scène une autre personne pour ne pas utiliser le « je ». Ailleurs, en République Démocratique du Congo, qui a vu se multiplier les viols de masse, elle cite une responsable d'association humainaire laquelle constate : « Les rescapés n'arrivent pas à s'exprimer, les tabous les privent des mots. Il faudrait que les gens comprennent que le vagin est devenu un champ de bataille ».
Florence Hartmann
Elle décrit le ton froid et monocorde des victimes, leur insistance sur des détails, autant d'échappatoires utilisées pour « ne pas dire ». Les circonstances dans lesquelles est recueillie leur parole au sein des tribunaux sont une difficulté supplémentaire : constamment interrompus, convoqués de nouveau à des années d'intervalles et traduits, plus ou moins fidèlement. « En tant que témoin, j'ai insisté pour parler en français afin d'être précise », explique Florence Hartmann qui doit néanmoins relire sa déposition… en anglais. Bien que le français et l'anglais soient les deux langues officielles des TPI, la plupart du personnel utilise le « globish » comme langue de travail.
Quand Mladić devient « le jeune homme »
Elle relève les erreurs parfois étonnantes de traduction, comme les actes du procès de Ratko Mladić qui commençaient tous par « le jeune homme », traduction littérale de « mladić » ! Ou plus grave encore, les traductions volontairement erronées, comme celle d'une vidéo sur une cérémonie d'anniversaire des unités de choc de Slobodan Milosevic, fournie par une ONG à l'ambassade des États-Unis. " Dans la copie traduite qu'ils retournent, les noms sont inaudibles, alors que dans l'original — retenu pendant un an — ils sont parfaitement compréhensibles ", relate-t-elle. La rétention d'information n'a pas toujours comme objectif de protéger les criminels, mais aussi les intérêts des autres états. Elle permet par ailleurs de « masquer la défausse et le défaut de responsabilité à plusieurs niveaux », celle des politiques qui ne veulent pas agir ou de l'opinion publique qui ne veut pas savoir.
Le rôle des TPI, qui jugent les crimes de guerre, est ainsi de « traduire la guerre par une vérité judiciaire ». Puis, une fois la mémoire fixée grâce aux archives et aux témoignages, il s'agit de « la vider de sa nuisance morale », de réapprendre ce qu'est un crime. Un travail essentiel qui est aussi en partie celui accompli dans les œuvres littéraires, car, note Florence Hartmann, « les livres d'histoire ne reconstituent pas assez bien, comme le fait la littérature, la réalité de la violence ».
Traduire l'indicible afin de pouvoir juger et de réhabiliter les victimes, la problématique sera de nouveau abordée dans l'après-midi, lors de la table ronde consacrée à la traduction des livres témoignages sur le Rwanda de Jean Hatzfeld, en présence de trois de ses traducteurs.