[Chers lecteurs de Roumanie,
Une pluie épaisse comme une soupe tombe depuis plusieurs jours sur Paris. On se croirait en automne. Les appartements se creusent de recoins obscurs, les lampes sont rallumées, et les fauteuils nous appellent à la lecture. Aujourd’hui, je reçois et lis aussitôt un livre passionnant. Emanant de l’Université Laval et dirigé par François Ouellet et Véronique Trottier, « Populisme pas mort » (1) porte sur un courant littéraire français qui eut son heure de gloire : le mouvement populiste. C’est pour moi l’occasion de vous parler d’une part oubliée de l’histoire littéraire française récente. Ce mouvement fut lancé en 1930 avec le « Manifeste du roman populiste » de l’écrivain Léon Lemonnier (1890-1953). L’année suivante, celui-ci s’associait à André Thérive (1891-1967) pour créer le « Prix Populiste » dont le premier récipiendaire fut Eugène Dabit (1898-1936) avec son roman célèbre « Hôtel du Nord » adapté au cinéma par Marcel Carné peu de temps après. Jean-Paul Sartre le reçut en 1940 pour « Le mur ». La liste des écrivains nommés figure sur Wikipedia et mérite d’être consultée, car elle montre que ce prix désigna de grands écrivains. Il existe toujours : en 2014, il a été remis à Violaine Schwartz pour son roman « Le vent dans la bouche » (P.O.L). Sous la plume de Lemonnier, le terme « populiste » n’avait pas la connotation péjorative (au sens de démagogie) qu’il a prise par la suite en langue française. « Populiste » signifiait tout simplement « peuple », et par « roman populiste », il fallait comprendre une fiction racontant les gens du peuple. Bien entendu, de tels romans n’avaient pas attendu le « Manifeste » pour exister. Lemonnier ne le niait pas et rattachait son mouvement à des auteurs du passé comme Maupassant et Joris-Karl Huysmans, notamment auteur des « Sœurs Vatard » puis de romans mystiques (« A Rebours », « En route » etc.)
Mais Lemonnier, prônant le renouveau de la littérature populiste, entendait lui redonner la place qu’elle avait perdue après la guerre 14-18 au profit d’une littérature dite « bourgeoise » où les héros appartenaient souvent aux catégories oisives ou cultivées, une littérature « d’inquiétude et de débilité, à un style de jeunes bourgeois qui, rejetés dans leur vie plate après une période d’action brutale et de danger quotidien, cherchaient à se chatouiller l’âme pour se faire frissonner » (2).
Sans les citer, Lemonnier songeait évidemment aux grands noms qui dominaient la scène littéraire : André Gide, Paul Morand, Chardonne, Henry de Montherlant, Mauriac, et tant d’autres. N’était-il pas paradoxal que le roman se portât essentiellement sur une minorité sociale, alors que la plupart des Français appartenaient au peuple ? Implicitement, Lemonnier estimait que la littérature se devait de rendre compte de la réalité sociale. Le roman « populiste » ne doit pas être confondu avec le roman « populaire », terme utilisé pour désigner des livres lus par un grand nombre de lecteurs, mais portant rarement sur le peuple, ou alors de manière stylisée, et par clichés. De même faut-il exclure des textes populistes, le naturalisme de Zola considéré comme un scientisme primaire ne tenant pas compte de la réalité psychologique de chaque individu. Il n’a rien à voir non plus avec le réalisme socialiste dont Nizan, avec son formidable roman « Antoine Bloyé » a été un des représentants les plus remarquables.
Dans le roman populiste, en effet, il n’y a aucun message politique. Le héros échappe à la dialectique marxiste : il est seul, et son destin n’illustre aucun axiome. Le roman populiste entend simplement raconter la petite vie des pauvres gens ou des petits-bourgeois, autrement dit de ceux qui doivent travailler pour vivre. Art très difficile puisque l’histoire est forcément banale. Mais c’est tout l’art du romancier de savoir la rendre intéressante. Toute vie l’est d’ailleurs, dès lors que l’on s’attache à la décrire sans complaisance, sans chercher à tout prix à l’expliquer par des systèmes de pensées qui la dépassent. Ce qui la rend si passionnante, c’est à la fois son contexte matériel, mais surtout la façon dont l’individu la conçoit et va la mener, même s’il se trompe du tout au tout sur lui-même. Le romancier populiste doit donc s’effacer totalement au profit de son sujet, devenir en quelque sorte celui-là même qu’il décrit. Cela lui demande une profonde connaissance de l’individu et du milieu dans lequel il évolue. André Thérive dira quelque part qu’un roman populiste réussi doit devenir, au fil du temps, non plus seulement une œuvre littéraire, mais aussi un document livré à la postérité, grâce auquel, plus tard, les générations comprendront une époque révolue. Le roman devient ainsi témoignage, la fiction, un instrument destiné à saisir le temps, bien mieux peut-être qu’un manuel d’histoire condamné aux généralisations. Ce qui a été fait par exemple pour l’aristocratie du dix-huitième siècle, pour la bourgeoisie au courant du dix-neuvième puis au vingtième, doit l’être pour le peuple. D’une certaine manière, en s’ajoutant aux Mémoires (à la fin de sa vie, Malraux avouait ne plus s’intéresser qu’à eux), le roman populiste entend s’assurer une pérennité que les autres romans n’auront pas. Mais curieusement, ce sont justement les romans populistes qui ont été oubliés, tandis que l’on continue de lire les romans « sophistiqués » du passé. Paradoxe après tout facilement explicable par le désir du lecteur, avide d’inconnu, de mystères, plus simplement d’histoires qui le sortent de lui-même. Que lui importe le destin de deux frères bateliers (3), d’un mécanicien des années 30 (4) ? Et cela même si ces ouvrages sont d’une rare qualité. Ce qu’il veut, en même temps que la beauté, c’est un peu rêver, découvrir ce qu’il ne connaît pas. Demeurent cependant des œuvres inoubliables. J'en mentionnerai trois. J’en mentionnerai trois.
A seigneur tout honneur, d’André Thérive, jamais republié. La guerre fut fatale à André Thérive. Ayant eu le malheur de poursuivre son œuvre de critique dans un journal pendant l’occupation, et d’accepter inconsidérément un voyage à Weimar pour une foire aux livres, il fut interdit de publication en 1945. Mais je crains bien qu’il aurait été oublié de toute manière. « Anna » est le récit tout simple de la vie d’une jeune femme épouse d’un sous-officier (milieu modeste). On y retrouve la manière de Flaubert, en particulier dans un de ses chefs-d’œuvre, « Un cœur simple » (1877), qui narre le destin d’une petite bonne dévouée à sa maîtresse, et qui ne la quittera jamais. Nulle envolée lyrique. Thérive s’attache à décrire Anna qui, au début du roman, n’a jamais rien connu du monde. Anna ne pense pas. Sa vie se déroule en travaux ménagers, dans l’attente de son mari parti en manœuvre. Cela pourrait continuer longtemps. Mais voici qu’Anna, un beau jour, ayant raté son train après avoir rendu visite à son mari, se retrouve contrainte d’accepter de monter sur la charrette d’un représentant de commerce, et de loger dans un hôtel, dans l’attente du train du lendemain. Il n’y aura pas d’adultère, rien de scabreux, rien de « romanesque », sinon que son compagnon meurt pendant la nuit dans l’hôtel, ce qui l’oblige à différer d’une journée son départ. De retour chez elle, Anna s’interroge : faut-il parler de cet événement à son mari ? Elle n’ose pas, sans comprendre d’abord qu’elle entre dans le mensonge, elle qui était jusqu’alors ce qu’elle paraissait être. Elle découvre la duplicité, le sentiment de la faute, et dès lors s’éveille à la vie intérieure. Et l’on suit, pas à pas, la marche vers le drame, car la faute, désormais ancrée en elle, la pousse peu à peu aux imprudences, aux rêveries. Elle en mourra, mais de manière inattendue.
« Villa Oasis ou les faux bourgeois » (1932) d 'Eugène Dabit
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C’est un roman méconnu d’Eugène Dabit (6).
Il est divisé en trois parties, chacune d’elle portant le nom de l’un des trois protagonistes principaux de l’histoire. Hélène, la jeune fille venue d’Italie, arrivant à Paris pour retrouver sa mère qui ne l’a pas élevée; Irma, la mère justement, épouse d’un hôtelier du nom de Julien qui donne son nom à la troisième partie. Hélène, dix-huit ans, a connu jusqu’alors une vie misérable, en Italie. Elle a échappé, par miracle, au viol projeté par son beau-père. Aussi est-elle folle de joie en découvrant sa nouvelle vie: une famille ne regardant pas à la dépense; une mère aimante et un beau-père, gros et gai. On l’installe dans une chambre à elle, on est aux petits soins: elle aura un court moment le goût du bonheur dans ce milieu enrichi, de gens qui ont travaillé dur, sans relâche, et qui, au mitan de la vie, connaissent enfin l’aisance. Mais le malheur s’accroche à elle. Elle est malade, elle tousse. Tuberculose. Très vite, le lecteur comprend qu’elle va mourir, et c’est un déchirement de voir sa petite vie, l’esquisse de son amour pour son cousin Étienne, et même ses illusions, s’effondrer peu à peu, au fur et à mesure que la maladie retire aux choses, aux êtres, l’enveloppe agréable qu’on leur prête aisément lorsque tout va bien. Julien et Irma ne sont pas des méchantes gens, ce sont des parvenus. Le plaisir de Julien est de boire avec ses copains. Irma, elle, s’habille en grande dame, mais aucune grande dame ne veut la fréquenter. Elle souffre de neurasthénie: elle s’est d’abord réjouie sincèrement de la venue de sa fille, avant de déchanter: la soigner l’éprouve. Elle a horreur du malheur, de l’odeur des médicaments qui flotte dans la chambre. Hélène meurt enfin, laissant Irma dans une dépression profonde, un vague remords, que Julien cherche à guérir en lui passant tout. Il accepte même de vendre son hôtel à un de ses amis (qui est aussi l’amant de sa femme), pour aller en province, près de Fontainebleau, dans la Villa Oasis, sa propriété, puisque Irma lui dit qu’elle se sentira mieux à la campagne. Rien n’y fera : sa femme mourra, désespérée, suivie par Julien. Ce qu’il y a de merveilleux dans ce texte, c’est le sentiment d’y goûter la vie telle qu’elle est. Il ne se passe rien de saillant, on y suit la vie quotidienne de gens sans envergure, avec ces petits riens qui ont cependant, pour eux, l’importance de drames historiques, et qui le sont aussi pour nous, le temps de la lecture. Là est la vraie littérature, dans l’homme saisi dans sa banalité. On voit alors qui a du talent, ce talent qui se résume au style, et parvient d’une matière grossière à créer l’émotion et la beauté.
L’homme au marteau (1943)
« L’homme au marteau » (7) est un roman de Jean Meckert (1910-1995). Bien qu’il ne lui fût jamais attribué le Prix du roman populiste, son œuvre écrite sous son nom (il publia par la suite des romans policiers sous le nom d’Amila) appartient clairement à la mouvance populiste. Le roman « L’homme au marteau » doit son titre à une expression du jargon cycliste qui désigne une fatigue soudaine obligeant le coureur à s’arrêter. En allemand, « der Mann mit dem Hammer » signifie la même chose mais concerne avant tout les coureurs du Marathon. Qu’en est-il en langue roumaine ? L’homme avance, souffle, souffre, rien ne semble devoir l’arrêter, et soudain, il s’effondre: tel est le sujet du roman de Meckert publié en 1943 après son roman « Les coups » que Gide, dans son journal en date du 5 avril 1942, avait déjà qualifié « d’étonnant ».
Le héros, Augustin Marcadet est un petit employé de l’administration fiscale. Il a trente ans, une femme Émilienne gentille et soumise, une petite fille, Monique, pas très jolie, les dents de travers, et l’assurance d’une retraite: voilà toute la vie d’Augustin, une vie qui ne changera plus. On suit la vie sans histoire de Marcadet. Les réveils difficiles, son repas de midi préparé par Émilienne et empaqueté dans un cabas, le métro, la sueur verte des passagers, la course pour ne pas être en retard: Au Châtelet, dans les couloirs interminables il se mettait à courir, avec son cabas éloigné du corps pour le tenir bien droit et éviter les mélanges (…) au milieu d’autres retardataires pressés, dont des grosses femmes aux seins tressauteurs et des petits vieux appliqués au petit pas de course (…) le rush se produisait à dix mètres du portillon automatique. C’était alors la vraie panique, pressé ou pas pressé, tout le monde fonçait coudes au corps, les yeux exorbités (…). Il est un peu à part, Marcadet: Il n’aimait pas son travail. il ne pouvait pas s’y intéresser. Il se jugeait brimé, salement amoindri, par ce travail de bas crétin. Les jours passent, toujours semblables. Mercadet n’en peut plus. Il se voit, il est le seul à se voir, car les autres paraissent satisfaits de leur existence.
Pourquoi, soudain, se voit-il? Le texte n’offre que des pistes. Mercadet n’est pas bête, nous dit-on, et même intelligent. Il aime lire, même s’il lit mal. C’est un homme sensible, qui n’est pas méchant. Il est réveillé. Malheur à lui. Sa condition lui devient insupportable. Mais que faire? Il a la responsabilité d’une famille, il pressent qu’ailleurs ce doit être pareil. Que faire? Rien, attendre. Jusqu’au jour où il se révolte, quitte le bureau, et cherche un nouvel emploi. Sitôt « libre » (mais que signifie ce mot?), Marcadet cherche à retrouver un travail qui sera, on le sait, de la même sorte que le précédent. Marcadet aspire à autre chose. L’argent, sans doute. Mais l’argent suffit-il à être pleinement? Marcadet est vide, un vide qu’il veut remplir, mais de quoi? La famille opprime, le travail aussi, mais au moins ils sont des contraintes qui font vivre. Marcadet, sans talent particulier, petit homme faible, y retournera fatalement. Il y a plein d’autres romans de cette mouvance populiste oubliée…
En espérant avoir éveillé votre curiosité, chers amis de Roumanie, recevez mes salutations amicales de Paris.
Hervé Bel (1) « Populisme pas mort. Autour du Manifeste du roman populiste (1930) de Léon Lemonnier. Université Laval. Eté 2013. (2) Op.cit. page 10 (3) Les frères Bouquinquant. Gallimard. Jean Prévost (4) Douze cent mille. Gallimard. Luc Durtain (5) Villa Oasis ou les faux bourgeois. Eugène Dabit. Réédité dans la Collection Imaginaire Gallimard. (6) A noter que Louis-Ferdinand Céline estimait « admirable » un des autres romans de Dabit intitulé « Petit Louis ». (7) L’homme au marteau. Jean Meckert. Réédité par les éditions Losfeld.