Au printemps 1986, le réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl explose et entraîne la catastrophe industrielle la plus grave que l'histoire ait connue. Au printemps 1986, la cueillette des champignons est interdite. Au printemps 1986, les chantiers navals de la Seyne et de la Ciotat déposent le bilan et cessent progressivement leur activité. Au printemps 1986, trois jeunes femmes, dont l'existence est liée à ces événements se racontent.
Intimement, sans artifice, Lucie, près de Toulon, Ludmila, à Prypiat et Ioulia à Kiev, dévoilent quelques semaines décisives de leur existence, rendent compte de leurs pensées, expriment leurs inquiétudes, leurs préoccupations immédiates, leurs peurs et leurs espoirs ; disent tout l'ordinaire d'un quotidien brutalement éprouvé par des événements inhabituels et graves.
Avec concision et justesse, une légèreté subtile, , invite le lecteur à s'immerger au cœur de ces trois destinées sensibles et attachantes. Tour à tour, il passe de l'une à l'autre, sans effort, perçoit les ambiances différentes sans rupture, attentif aux précisions, aux souvenirs, aux brèves citations de l'époque, aux dialogues qui mêlent habilement réalité historique et fiction, l'air de rien, à travers une langue épurée, accessible et proche.
Dans cet espace temporel resserré, chaque mot, chaque phrase semblent pouvoir se saisir de l'essentiel. Dire simplement la vérité. Acérés pour toucher l'âme, emmener loin le lecteur, bien au-delà des frontières et du nuage de Tchernobyl et chaque fois, le préserver de toute sensation mélodramatique.
Avec la même importance et le même intérêt, la même légitimité pour chacun des personnages, le récit dévoile ainsi les retentissements de la catastrophe. A des milliers de kilomètres, Lucie, 15 ans, est inquiète du nuage radioactif que le vent pourrait conduire jusqu'à elle, appréhende la fin du monde, d'autant plus sensible, qu'elle est bientôt renforcée par la fermeture imminente des chantiers navals où travaille son père, prête à déstabiliser une famille et une ville entières. (" Je savais que bientôt il faudrait s'habituer au silence […] Cent trente ans que le chantier mastiquait tout le jour son quota d'ouvriers. D'où qu'on soit en ville, on l'entendait ruminer".)
A Prypiat, c'est l'évacuation d'une ville complète qui oblige Ludmila à tout abandonner et à Kiev, c'est Ioulia qui voit son amant français quitter le pays. Des vies soudainement bouleversées, où la mort, la souffrance mais aussi l'amour, la tendresse, les rêves empoignent les trois personnages, façonnent d'autres catastrophes plus intimes.
A travers une écriture évocatrice mais très sobre, Lucile Bordes atteint une précision remarquable en peu de mots, touche à vif, éveille l'imagination du lecteur, la développe avec facilité. De l'évacuation de Prypiat ("vitrine de la République atomique"), du silence des autorités soviétiques, du sacrifice des liquidateurs affectés sur la zone, de la colère des ouvriers des chantiers navals, de la honte de perdre son emploi, de la cellule de reclassement, de l'angoisse de la mort, de la dépression, de la quête de liberté et d'émancipation, tout se ressent, avec la même intensité, la même ardeur, le même éclat. Résonne en chacun de nous. Donne à voir "le petit désastre dans le grand".