Chers lecteurs, Il y a des gens, des jeunes gens qui sont prêts à n'importe quoi pour "réussir" en entreprises, quitte à mourir en chemin. C'est ce que démontre un article passionnant récemment publié sur le site du Nouvel Observateur (cliquer ici). C'est l'histoire d'un garçon allemand de 21 ans, embauché pour un stage dans une grande banque de la City. Ce stage, effectué dans le département "Fusion Acquisition" (le meilleur, le plus beau département d'une banque si l'on en croit la vulgate financière), est capital pour son avenir. S'il parvient à convaincre ses chefs, s'ils sont contents de lui, il aura peut-être la chance de voir son stage transformé en embauche ferme. C'était un beau garçon aimé de ses parents qui étaient fiers de lui. Comme le raconte l'article du Nouvel Obs, il rêvait de ressembler à Michael Douglas dans "Wall Street", et adorait en conséquence porter une chemise rayée avec des bretelles. Il y a vingt-huit ans, lorsque j'ai commencé dans une banque allemande, j'avais fait la connaissance d'un garçon tout pareil. Son modèle à lui, c'était Mickey Rourke dans le succès planétaire d'alors: "Neuf semaines et demie", l'histoire d'un trader desperados. Ce qui le fascinait, ce jeune garçon, c'était le mode de vie du héros du film, surtout le fait qu'il avait une garde-robe composé d'une multitude de costumes gris identiques. Comme quoi, notre monde était déjà foutu il y a trente ans. Mais revenons à ce jeune Allemand. Dès qu'il est entré dans la banque, il a travaillé comme une brute, des jours et des jours. Et même la nuit. Rien d'anormal en soi, sauf qu'il était d'une santé fragile. Un matin, en rentrant chez lui, épuisé, il a pris une douche sous laquelle il est mort. Tombé au combat. La banque s'est fendue d'un communiqué élogieux, et hop, terminé! Oublié! Le pauvre petit Allemand ne sera jamais Michael Douglas!
Mickey Rourke, un beau trader
Qu'en conclure? Ma première réaction, je l'avoue, est de me dire que ce petit futur financier a eu ce qu'il méritait, après tout. Rien ne l'obligeait à travailler comme il l'a fait. Par la suite, embauché, il serait devenu un de ces affreux costumés en gris, cheveux gelés, lunettes , et ordinateur en sacoche, plein de certitudes, et ne vivant que pour gagner plus, que l'on voit partout: le monde n'a pas perdu grand-chose. Puis, je réfléchis, je me sens coupable de cette pensée arrogante et méchante. Cherchons... Mais comment en est-il arrivé là? Au fond, son abnégation, son sens du sacrifice, (si on oublie le pitoyable objet de son travail), me rappellent qu'il était jeune, tout simplement, et qu'il n'aurait tenu à rien qu'il donnât sa force pour un autre idéal.
Autrefois, jeune intellectuel formé aux humanités, il l'eût donnée, peut-être, à la littérature, à sa patrie, au catholicisme, au parti communiste, que sais-je? - à quelque chose, en tout cas, qui ne se résolvait pas à la croissance exponentielle de son compte en banque. Mais le temps est passé par là, la société s'est moquée de tout, surtout de l'inutile, reléguant, sans rien dire, les bibliothèques dans les arrières-cours. Ne restent, après cinquante années d'américanisme forcené, que des décombres sur lesquels se dresse, rutilant et glacé, le seul pouvoir qui vaille encore, symbolisé par le building et les drapeaux figurant le nom des marques des entreprises. Nouveau Graal: pour entrer dans le château magique, parvenir à un poste envié, il faut dès le plus jeune âge, travailler, toujours plus, sur des tableaux Excel, s'abrutir de chiffres et de mots barbares, et mourir à soi-même.
Je sais, cela a toujours existé. Balzac, Zola, en témoignent. Mais il y avait autre chose: l'enrichissement s'accompagnait du désir d'être admis dans le monde de la culture. Certes, c'était souvent une affaire d'apparence, d'hypocrisie, mais les valeurs référentes des commerçants se rattachaient encore à ce qui n'avait pas de prix puisqu'on ne pouvaient pas les acheter. On voyait l'usurier lire les livres de Gide, de Proust, de Sartre. Il dépensait son argent pour acheter de belles bibliothèques, des tableaux qui faisaient vivre les artistes. Chacun avait son rôle. Le (a) commerçant (e), désormais, préfère s'offrir de grands voyages, s'abrutir devant de mauvais films, et lire, quand il lit, des ouvrages qu'un garçon de quinze ans eût au vingtième siècle, jeté à la poubelle. Au fond, l'entreprise se veut maintenant le seul modèle social qui vaille... Si, si, elle a des "valeurs", des causes humanitaires. Elle se fait le porte-parole d'un prêchi-prêcha "humanito-culturel". Pour vendre, aux petits cocus que nous sommes, ses marchandises, elle commet le pire des crimes qui soit: le crime contre la pensée, dont fut victime ce pauvre petit Allemand qui était brillant. Hélas, quel gâchis! Il faut vivre, je sais bien, et le travail en soi, quel que soit son objet, est nécessaire. Mais lorsqu'il finit par être toute la vie, qu'il empêche de lire, de réfléchir, de s'instruire, alors il est monstrueux: tout est affaire de mesure. Je sais que ce que je dis ne sert à rien, que cela nous dépasse. Mais bon, cela fait du bien.
Hervé Bel - Mai 2014