Ce roman russe est une évasion, une aventure au cœur de la forêt boréale et des grands espaces de la presqu'île de Rybatchi, en Sibérie orientale. Révélateur d'une nature sauvage, il met en scène des personnages hauts en couleurs, authentiques et attachants.
Avec un sens de la description étonnant, une lucidité saillante, de l'humour et de la dérision, (traduit par ) saisit avec réalité et finesse la Russie post-soviétique, engluée dans des pratiques de corruption si courantes et admises par la population locale qu'elles font parfois regretter la répression communiste mais, lesquelles, poussent aussi certains habitants, à se mettre en action, à revendiquer un autre fonctionnement plus protecteur et plus juste, respectueux de leur environnement.
Le lecteur, lorsqu'il pénètre dans cette histoire, à mille lieues probablement de la sienne, pénètre dans un vaste territoire in-maîtrisable, aux dimensions peu rassurantes, côtoie des personnages un peu rustres, de vrais chasseurs buveurs de vodka et conducteurs de gros 4x4, au verbe haut, à l'injure facile, aux multiples surnoms (la liste des personnages en début de livre, précieuse et utile, limite l'égarement).
Mais par moments, entre le foisonnement des situations, la multiplicité des tableaux, l'énergie, l'agitation des nombreux personnages, leurs histoires personnelles (parfois longues), le tumulte incessant ou l'extrême solitude, il s'affaiblit un peu, en difficulté momentanée, dérouté. Pourtant, s'il accepte la sinuosité des chemins, s'il persiste à les suivre, alors les paysages grandioses de la Taïga surgissent avec bonheur, portés par une écriture visuelle et éclatante. Là, le voyage est éblouissant et les scènes de chasse, absolument dépaysantes.
"La solitude dans la taïga est une drogue accrocheuse. Celui qui y a goûté, s'il vaut quelque chose, ne peut plus s'en passer et, s'il y renonce contre son gré, il en souffre comme d'une perte irréparable."
Guenka, On'Sacha, Kolka, Kobiak et Ilya, le seul Moscovite, sont chasseurs et pêcheurs saisonniers. En fin d'été, près du village, ce sont principalement les œufs de saumon qu'ils conservent et début octobre, lorsque les bancs de poissons ont frayé, lorsque la première neige arrive, ils deviennent chasseurs de zibelines, d'ours ou d'élans et s'enfoncent dans la taïga, leur territoire de chasse ; des milliers d'hectares sauvages où quelques isbas disséminées çà et là servent de refuge temporaire.
"Une grande quantité de produits illégaux étaient stockés dans les maisons : une famille sur trois détenait des œufs de saumon, il y avait de la viande et des zibelines non déclarées, certains possédaient de l'or, d'autres des armes non enregistrées."
Moyennant quelques pots-de-vin à la milice locale, le braconnage reste toléré jusqu'à ce qu'un incident entre le chef de la milice et Kobiak entraîne l'effondrement de cet équilibre ancestral et menace sérieusement la paix au village.
De là, de cette opposition manifeste de Kobiak à plier sous l'autorité, de sa fuite dans la taïga, consécutive à cette altercation, une unité spéciale de la police russe, l'OMON, est dépêchée depuis Moscou pour remettre de l'ordre dans le village, éviter une insurrection et retrouver le fugitif.
Mais certains habitants, pas forcément chasseurs ni pêcheurs, n'entendent pas se soumettre non plus et chacun de s'interroger sur le fonctionnement mafieux de la société russe, sur les conditions d'existence avant la Perestroïka (meilleures ou pires ?), sur l'absence de justice.
Faut-il préférer la liberté ou la soumission, opter pour la révolte et le changement dans un pays en ruine ou choisir le sacrifice, comme une nécessité ?
"Dans notre pays, on ne fait pas la différence entre l'argent volé et l'argent honnête […] Ce n'est pas d'aujourd'hui que la Russie empeste."
Cynique, assez désespéré, sans concession pour les gouvernements qui se succèdent, le roman de Victor Remizov est, malgré tout, plein de vie, d'inattendu, se déploie, passionné et fascinant.
Un souffle lyrique, une quête identitaire complexe, des paysages époustouflants, des habitudes de vie singulières, si pittoresques… C'est certain, le voyage ne se refuse pas.