"Porte, ouvre-toi ! " on murmure, souvent en intimité, confrontés à des clôtures physiques ou mentales, que la possibilité de cette injonction magique et enfantine rend d’emblée moins définitives, à seuils franchissables.
"Autour de la porte se nouent des passions et se jouent des destins". "La porte est l’allié d’un désir de rupture, plus que d’un besoin de fuir." La porte peut être "une frontière de sécurité ou un sas de gloire " "le prélude d’une action ou d’une démission". On admire le sens de la formule et on continue d’ouvrir des portes peintes, au gré d’une visite privée à travers l’histoire de la peinture occidentale à laquelle l’essayiste nous convie, muni d’un exceptionnel trousseau de clés : d’abord son regard de grand spécialiste de l’art théâtral, minutieux et non moins rêveur, pour lequel la chorégraphie des détails fait toujours sens ; ensuite son érudition qui allie naturellement littérature, peinture et musique, sans oublier la portée lyrique de son verbe et les détours biographiques, puisqu’à une certaine époque, préférer la France à la Roumanie, dès 1973, revenait à fermer des portes, derrière.
"La porte au cœur de l’intime" paru chez Arléa dresse un inventaire subjectif de portes - ouvertes, emboitées les unes dans les autres, entrouvertes et transgressives, ou encore des portes fermées, convoitées et mystérieuses - que des peintres anciens ou modernes ont découpées dans leurs toiles pour se retirer ensuite hors-cadre. Elles sont là, dans la scénographie domestique des maîtres flamands (Rembrandt, Hooch, Vermeer), dans le décor ludique des surréalistes (Magritte, Delvaux, Dali) et parlent de nous, des humains éternellement indécis, tiraillés entre l’extérieur et l’intérieur, entre le large aventureux du dehors et les profondeurs sécurisantes de l’intime.
"Ce n’est pas tant l’usage de la porte qui m’intéresse mais ce qu’elle avoue". Ce que Georges Banu accomplit en se promenant de porte à porte, en faisant des allers-retours entre la littérature et la peinture – jamais cloisonnées, c’est une histoire anthropologique de la porte comme dé-limitation potentielle. Un regard géo-historique observe que les personnages placés près des portes, surtout celles nordiques, sont souvent des femmes, qui dans la tradition protestante incarnent le foyer en tant qu’espace identitaire par excellence, "une forme d’accomplissement." Pour les jeunes filles la porte est certes un seuil qui intimide mais également une sorte de sas qui promet l’émancipation : "Elles s’appuient contre le cadre frontière, jette un coup d’œil curieux vers l’extérieur et se rassurent en restant à l’intérieur. Métaphore poétique de l’incertitude, l’incertitude de l’âge qui associe sécurité et appétit d’évasion. Les garçons se dépensent déjà au dehors, les jeunes filles développent un attachement, affirment une fidélité, témoignent d’un déchirement : partir/rester."
On franchit ou on ne franchit pas le seuil, on s’avance et on se retire, il y a toujours une négociation en cours et notre quotidien, individuel et collectif, est rythmé, plus que jamais, par le dialogue entre l’espace public et l’alvéole du privé.
En alliant "d’un côté les images comme héritage commun, de l’autre les mots comme message individuel", Georges Banu parvient à dégager la portée poétique, imaginaire et philosophique d’un motif pictural qui, en apparence banal élément du quotidien, n’a rien de secondaire : la porte est la figure de l’incomplétude qui nous définit. Parce qu’il reste toujours une porte secrète à identifier dans nos vies et dans nos désirs, et il reste implacablement une "dernière porte" à atteindre et à ouvrir, sans pouvoir jamais témoigner du grand mystère qui se trouve derrière.
Avec ses "Portes ouvertes" dues à Vilhelm Hammershøi (1905), sur la couverture, et tant d’autres belles vignettes de toiles célèbres à l’intérieur, ouvrir "La porte au cœur de l’intime " ne s’avère guère difficile. "Finissez d’entrer" murmure alors l’écrivain Georges Banu et on ne reste pas sur le seuil.