Rivalités européennes et hégémonie mondiale. XVIème-XVIIIème siècle

Sans un mot, Patrice Killoffer déroule sous nos yeux ébahis le quotidien émouvant, tantôt routinier et banal, tantôt festif d'un dessinateur et de son robot domestique : cette intelligence artificielle sur pattes est le meilleur ami de l'homme, semble-t-il. Mais comme le disent les philosophes (on les paie mal pour ça, d'ailleurs) : rien n'est éternel en ce bas monde : le robot passe la carte-mère à gauche et le pauvre dessinateur est d'un coup saisi par un étrange sentiment de solitude et de vacuité. Il faut qu'il trouve à nouveau l'âme sœur digitale...

Tour de force visuel En chair et en fer publié par Casterman poursuit le travail d'auto-exploration graphique entrepris par le dessinateur-scénariste dans 676 apparitions de Killoffer ou Killoffer tel qu'en lui-même enfin (tous deux à L'Association, en 2002 et 2015), confrontant à présent le double de l'auteur à la technologie et à la robotique. Pas besoin de paroles pour raconter en détail les liens subtils que peuvent tisser l'homme et la machine, pour exposer les problèmes de communication et les troubles de l'humeur...

Plus magistral que jamais, Killoffer s'en donne à cœur-joie pour dessiner les câbles et les rayonnages, les contours de meubles et les encadrements de portes. Le petit intérieur de son appartement habité par les robots se transforme en macrocosme qui boucle sur lui-même, entre rêve, itération et réalité, alors que chaque case tire une force incroyable du contraste exploité dans toute sa pureté entre le noir et le blanc.

Inspiré par l'essai Machines insurrectionnelles de Dominique Lestel que le dessinateur avait illustré, ce récit comique, malin, profond et touchant invite les lecteurs à plonger, en robe de chambre et scrotum à l'air, dans le petit monde bedonnant des machines qui s'humanisent et des humains qui se... comprennent enfin, dans la contemplation de leur double cybernétique.

Un album bluffant.

Ivo Andric est, comme les Milorad Pavic et autres Danilo Kis de cette littérature yougoslave, peu connu et lu en France. Son Prix Nobel de littérature en 1981, le seul de cette contrée, en fait l’écrivain le plus célèbre de ces terres de conflit. Son œuvre la plus importante, Le pont sur la Drina, paru en 1945, raconte quatre siècles d’un pont en pierre à Višegrad, dans l’actuelle Bosnie-Herzégovine, de sa construction dans le XVIe siècle ottoman, jusqu'à la Première Guerre mondiale. 

Né dans la ville Bosniaque de Travnik dans une famille croate catholique, avant de prendre la nationalité serbe au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il est une synthèse de la difficile Yougoslavie, faite de religions et d'ethnies multiples, aujourd’hui morcelée en plusieurs États. À Belgrade durant la guerre, il s’y installe définitivement, et c’est la vie de ses habitants qu’il raconte dans ce recueil de nouvelles. 

Des nouvelles écrites entre 1946 et 1951 : Avec les hommes, Le jour où…, Destructions, Le cas de Stevan Karajan, et Le journal de grand-père sont quasiment inconnues d’un grand nombre de lecteurs, et inédites en français. L’ouvrage est complété de la nouvelle qui s'étale sur la moitié du livre, Zeko, la plus belle, et de Portrait de famille et La porte fermée.

Durant la Seconde Guerre mondiale, dans la chambre de son modeste logement de la rue Prizrenska à Belgrade, il assiste à l'occupation nazie, les atrocités, les bombardements alliés, ou la guerre civile entre les royalistes et les communistes, remportée par ces derniers. Il ne raconte pas la grande Histoire, ni les grands acteurs des deux guerres mondiales, mais les gens du commun, avec leur bassesse souvent, leur égoïsme, leur malignité, leur faiblesse, et leur sursaut pour certains, leur rédemption finale.

Des personnages de femmes méchantes souvent, et d’hommes sans caractère. Des descriptions cruelles : « C’était une cervelle de moineau, aussi fidèle qu’un chien, superstitieuse, docile, bonne jusqu’à la déraison, et toujours souriante. » La débrouille encore, la peur. Une poétique du normy (équerre, règle).

« C’était donc ici que Zeko avait découvert et appris à observer la vie, la vie authentique que vivaient la majorité des gens, la vie qu’il avait commencé à oublier de même qu’elle s’était estompée, puis totalement éclipsée de la mémoire de ceux enfermés dans le cercle clos, privilégié de leurs intérêts. »

Une impression de vieille France, une image du XIXème siècle, un gros soupçon de nostalgie… C’est ce qui vous attend à la lecture de ce récit. A la suite d’un petit séjour prolongé au fin fond de la France rural, l’auteur y trouve un petit village pittoresque entre la Saine et l’Ain qui a toute une histoire à raconter. Cette histoire, c’est celle d’un passage d’une époque à une autre, d’une France agraire de la fin du XVIIIème siècle à un pays en pleine industrialisation. Syam, les débuts du capitalisme au fer, tient là les vestiges d’une épopée familiale…

Envolées lyriques, descriptions des lieux à outrance, phrases interminables… On ne peut dire que M. Bergounioux n’est pas de coup de cœur pour ce coin de terroir. Malheureusement, il est bien le seul et ne s’attache pas vraiment l’attention de son lecteur. Inutile de dire que l’on s’ennuie avec ce livre, qui se lit très vite certes (80 pages environ) mais qui sent la poussière à plein nez. Rien de nouveau du côté de chez nous avec cette description des prémisses de l’industrialisation qui vient transformer nos régions agricoles.

L’esprit entrepreneurial y est encensé, mais voilà désormais tout ça est bel et bien terminé… et pas la plus petite allusion sur ce qui s’y passe aujourd’hui. Sinon, que le coin est très beau, désert et tombe en ruine. Intéressant donc... Par ailleurs, vous y apprendrez la fabrication de la fonte, l’acier, bref le guide du parfait ouvrier prolétaire du début du XXème siècle. La suite n’est qu’histoire familiale, France 2 n’aurait pas fait mieux en trois épisodes…

Un roman dont les droits ont été cédés à une quinzaine pays, vendu à plus de 300 000 exemplaires en Suède (pour 9 millions d'habitants), 75 000 en Norvège (pour 5 millions d'habitants) ou 90 000 au Danemark ne doit pas pouvoir passer inaperçu lorsqu'il arrive en France. Et pourtant, même après sa parution en poche, ce livre n'est pas entré dans la liste des meilleures ventes. Et c'est bien regrettable. Mais pas sans appel.

"Il n'y a aucune limite, même en imagination, aux progrès que nous connaîtrons au cours du XXème siècle".

1er volet d'une trilogie d'aventures ), le roman se déploie à l'orée du XXème siècle,  au cœur du développement industriel et des grandes inventions, de la conquête du monde, et raconte avec passion et enthousiasme, précision et profondeur l'existence de trois frères norvégiens orphelins d'un père pêcheur, lesquels, repérés par une société de bienfaisance, vont être formés dans la prestigieuse université de Dresde et devenir  d'habiles ingénieurs.

Ecrite par Jan Guillou écrivain et journaliste suédois de renom (La Fabrique de violence, L'Héritage d'Arn le templier ou Le Chemin de Jérusalem), cette épopée, vertigineuse par son ambition (raconter l'histoire de l'Europe du XXème siècle) est une réussite à part, un divertissement intelligent, captivant et addictif, même après 700 pages, capable d'emmener le lecteur, sans jamais le lâcher, des contrées rigoureuses et hostiles du Hardangervidda jusqu'en Afrique de l'Est, de le plonger avec bonheur dans un passé historique européen aux résonances suffisamment proches pour exalter sa curiosité et l'interpeller.

Une évasion instructive et exotique, un sens du détail convaincant parfois spectaculaire et un talent de conteur indéniable (quel que soit le sujet). Rien de mieux pour échapper à la grisaille ou occuper des vacances. Il serait vraiment dommage de s'en priver.

Porté par un rythme régulier d'alternance entre l'histoire de deux frères d'abord, Lauritz et Oscar, le roman oscille entre les paysages de fjords et de montagnes norvégiennes et la savane africaine et permet ainsi au lecteur un dépaysement total, jamais monotone.

Tour à tour, il vibre, à l'instar des deux héros,  face à la démesure des chantiers ferroviaires qui se mettent en place dans la rigueur de l'hiver arctique comme dans la chaleur de Dar es Salam, il redoute les éboulements et les tempêtes, les attaques de peuples cannibales ou la Malaria, est saisi d'effroi ou d'émotion lors de chasses aux lions ou aux éléphants, intensément imprégné aux événements qui façonnent l'existence des deux frères comme ceux qui écrivent l'Histoire.

Car, au-delà de l'aventure héroïque, c'est  aussi d'un côté,  le récit de la société norvégienne qui se modernise, développe ses infrastructures et s'enrichit, met fin à son union avec la Suède, envisage d'accorder le droit de vote aux femmes et de l'autre, celui d'une Afrique coloniale allemande qui rêve d'une liaison ferroviaire transafricaine, commence à exploiter les forêts, développe le commerce de l'ivoire, signe des traités avec des chefs indigènes, entre en conflit avec les Britanniques, capitule en 1918…

Autour de ces deux héros, une foule de personnages secondaires attachants, dont on suit également la destinée, qui pour certains participent à la vie sentimentale des deux frères et sont intimement liés à leur réalisation personnelle.

Un ensemble à la fois épique, historique et social, érudit et surprenant, empreint d'une tonalité très énergique (çà et là quelques rares longueurs peut-être), drôle et grave, parfois féroce, jamais morne où les événements se succèdent pendant une vingtaine d'années, sans donner l'impression d'être survolés mais au contraire, racontés avec un souci de précision  enthousiasmant et haletant (merci au traducteur). Si savoureux qu'on en redemande. Et vite !

Le 2ème volet "Les dandys de Mannigham"  (chronique à venir) est paru chez le même éditeur et s'intéresse davantage à Sverre, le troisième frère.

Pablo est un jeune garçon très remuant. A tel point que pour son anniversaire il reçoit comme cadeau... une chaise. Sa famille espère qu'il se tiendra ainsi enfin un peu tranquille. Fâché, Pablo s'enferme dans sa chambre. Mais ce n'est pas une simple chaise qui va changer son tempérament : au bout d'une heure il se balance sur le siège, deux heures plus tard il tient en équilibre sur les mains et, à la fin de la journée il est devenu funambule-de-dossier-de-chaise. Quelques jours après, il quitte les siens, la chaise fixée sur le dos. C'est ainsi qu'il traverse le pays, s'arrêtant dans les villages pour présenter son spectacle. Le succès est vite au rendez-vous, les salles sont pleines, le monde entier l'acclame. Jusqu'au jour où il décide de refaire le même trajet en sens inverse...

nous fait suivre le périple de Pablo, un jeune garçon qui choisit de quitter  – provisoirement – sa famille qui ne le comprend pas afin de devenir lui-même. Parce que l'entourage n'est pas forcément de bon conseil et n'est pas toujours apte à juger des compétences de ses proches. En effet, pourquoi vouloir canaliser quelqu'un, alors que le laisser aller au bout de ses rêves et de ses envies est probablement le seul moyen de le voir se poser un jour ? Car ne pas tenir en place peut être signe de talent.

Delphine Perret aborde un sujet sérieux avec une finesse que l'on retrouve également dans ses illustrations au trait, ponctuées par-ci par-là d'à-plats de couleurs.

Un album initiatique pour apprendre à rester soi-même et ne pas se laisser influencer par son entourage.