« Nombreuses sont les choses effrayantes, mais rien n’est plus effrayant que l’homme. » Sophocle Antigone
1er janvier 1996, peu après minuit.
La nuit alentour efface les derniers bruits, les dernières lumières du réveillon. C’est une nuit opaque, froide d’hiver d’un petit bourg à la frontière suisse.
Tout à coup, cinq coups de feu claquent, la rouge tragédie déchire le voile de scène, de brouillard et de nuit. Le petit bourg d’Ornex est devenu, dans l’ordre humain, universel.
À deux pas, dans l’obscurité d’une maison pavillonnaire, un père vient d’abattre ses deux enfants. L’arme du crime est une carabine 22 long rifle, offerte par le grand-père des enfants parce que le destin est aveugle.
Hélène est morte sur le coup ; elle avait 11 ans. Christophe mourra plus tard à l’hôpital de Genève. Il avait 12 ans.
À 250 kilomètres Carole, la mère d’Hélène et Christophe dort chez elle.
Le récit qu’elle écrira est un long cri déchirant, parfois halluciné, mais toujours d’une implacable précision. Nous assistons à une descente aux enfers dans l’unité de temps et d’action de la tragédie antique. Cette jeune femme sensible et forte est ainsi la bouche d’ombre et de soleil qui traque le malheur jusque dans les détails.
Nous ne sortons pas indemne d’une pareille lecture, mais plus avertis de notre humanité partagée. Nous défions quelque lecteur que ce soit d’abandonner cette mère en quête de résurrection jusqu’à la dernière ligne confessée.
Note de l’auteure
Le jour du drame, mon cœur s’est brisé, mais il a continué à battre.
Dans les semaines et les mois qui ont suivi l’assassinat de mes enfants, j’ai cru mourir moi aussi. D’abord sont venus la douleur et le désespoir. Puis, plus sournoisement, s’est installée en moi l’envie de rien. Sentiment confus du non-sens de la vie. Trou noir dans ma tête... Allais-je lâcher prise ? Finir mon existence comme un légume ? Je ne me le demandais même pas, trop absente pour organiser en moi-même la moindre réflexion.
Après avoir côtoyé l’enfer, une succession de hasards a produit la rencontre qui a changé mon destin. Loin des préjugés et du jugement des autres, j’ai juste décidé de conserver le sourire et l’envie de vivre pour me fondre à nouveau dans l’anonymat.
Puis peu à peu sans que je ne décide rien, tel un plongeur qui remonte à la surface, j’ai repris doucement pied dans la vie.
Surgit alors l’envie de raconter. Une envie plus forte que tout et qui s’impose à moi comme une évidence. Oui, ce drame que j’ai vécu, j’ai voulu le partager avec le plus grand nombre, pour évacuer cette peine trop longtemps contenue... en essayant de dire l’indicible. Écrire pour tourner la page de ces années de galère. Parce que je ne voulais pas seulement me soigner (soi... nier), je voulais guérir ! (gai... rire).
Il m’a fallu seize ans pour retrouver le goût, et j’ose dire, la joie de vivre ; celle qui donne l’énergie d’écrire. Pour retrouver aussi cette tranquillité, cette paix de l’esprit, sans laquelle seule la colère parle, transformant la réalité des faits et des circonstances en un cri.
Que de chemin parcouru pendant ces seize années, au cours desquelles j’ai dû réapprendre à vivre, à rire, à aimer… à apprivoiser le bonheur.
Malgré le vide immense laissé par le départ de Christophe et Hélène, c’est désormais DEVANT que je regarde, faisant mienne cette pensée de Victor Hugo : « Je préfère l’avenir au passé, car c’est là que j’ai décidé de vivre le restant de mes jours. »
Carole ROGNON