La nouvelle génération d'écrivains irlandais impressionne par son renouveau, sa qualité d'écriture, sa puissance poétique, son ambition même et après Paul Lynch, vient et ce premier roman, assez inclassable, inattendu et troublant, d'une tonalité mélancolique et tragique, magnifié par une structure narrative originale et très inventive, où s'imbriquent avec brio les destinées des différents personnages, toutes reliées entre elles par la catastrophe de Tchernobyl et la chute de l'empire soviétique.
Au cœur d'une atmosphère de chaos et de déliquescence, à certains moments presque irréelle, le lecteur pénètre progressivement dans l'histoire, par à-coups, empruntant les chemins non linéaires que trace le narrateur, écoutant les voix différentes des quatre personnages principaux pris dans la tourmente d'un pays bureaucratique, autoritaire et liberticide en passe de s'effondrer.
Moscou, avril 1986. A quelques instants de la catastrophe de Tchernobyl, un enfant de 9 ans doué pour le piano, Evgueni, est harcelé dans le métro par deux élèves de sa classe. Un peu plus tard la même journée un chirurgien, Grigori Ivanovitch Brovkin, au bord d'une piscine s'apprête à plonger, en proie à de nombreux souvenirs. Il a soigné l'enfant, un peu plus tôt, amené à l'hôpital par sa tante Maria. Maria, qui autrefois, a été sa femme.
Quelques centaines de kilomètres plus loin, tout près de Tchernobyl, Artiom, 13 ans, levé avant l'aube pour partir à la chasse avec son père, perçoit le ciel bizarre, ce matin-là et découvre le premier le sang qui coule des oreilles des bœufs. La catastrophe vient de se produire et, dans son mouvement tragique et effroyable, elle va entraîner et dessiner la vie à venir des quatre personnages du roman et créer le lien qui va les unir et autour duquel l'histoire va se construire. Avec talent et puissance. Tout en nuances.
Un enchaînement subtil qui offre au récit un rythme varié, extrêmement vivant. De la réalité effrayante des conditions d'évacuation de la zone contaminée et des liquidateurs, ces hommes volontairement sacrifiés par le parti pour tenter de contenir la radioactivité après l'explosion de la centrale, aux activités dissidentes de Maria puis de sa vie ouvrière au sein de l'usine automobile , des conditions de vie précaires d'Alina, lingère, sa sœur et la mère du jeune Evgueni ou de celle des paysans biélorusses, de l'impuissance de Grigori à dénoncer les mensonges et l'aveuglement d'un gouvernement dépassé par l'ampleur du désastre, TOUT est décrit avec une précision saisissante, pleine d'intensité, de violence et de douleur - mais toujours à une distance supportable - et de révolte aussi.
Sans excès ni pesanteur, avec une sobriété remarquable, beaucoup de tendresse également, Darragh McKeon, contient la tragédie, la dilue à travers le quotidien plus ordinaire des personnages, à travers leurs digressions dans le passé, leurs sentiments amoureux, la musique, leur espoir d'une vie meilleure ("une survie possible") et offre simultanément à ce récit surprenant, difficile à lâcher, une force romanesque et profondément humaine.