Inscrit dans le cycle littéraire ce roman est le quatrième de la série et peut s'apprécier même sans avoir lu les précédents. Achevé, il est probable que l'envie de découvrir les autres naisse alors. Pas d'inquiétude, les histoires de l'agent immobilier sont toutes disponibles en poche ou chez le même éditeur.
Découpé en quatre parties presque indépendantes les unes des autres s'il n'y avait des indices de lieux et de temps semblables, et en même temps intimement liées, le roman de Richard Ford raconte quatre histoires particulières survenues à Frank Bascombe, aujourd'hui retraité, peu après l'ouragan Sandy, dévastateur d'une partie de la côte Est des Etats-Unis en 2012.
"Je ne suis pas qu'un petit vieux occupé à des tâches de petits vieux".
A 68 ans, Frank est un homme pragmatique, ordinaire, parfois aigri, désabusé mais encore drôle et terriblement lucide sur son âge qui avance et la déchéance qui pointe, irréversible et cruelle. "Quand on prend de l'âge on a peur de puer du bec comme une cage à singes".
Libéré de contraintes professionnelles ("j'émarge à la rubrique Agenda vierge") et du devoir de sociabilité, il a décidé de s'alléger des mots pour atteindre une pensée plus claire, mange des All-Bran chaque matin, lutte contre des douleurs cervicales, des vertiges et offre au lecteur une image sans concession du vieillissement. Tranchée à vif mais tellement sincère.
"Il n'est pas vrai qu'à mesure qu'on vieillit les choses se mettent à glisser comme un pet sur une toile cirée."
Image qu'il véhicule et sur laquelle il s'épanche en se rendant sur les décombres de son ancienne propriété balnéaire revendue à Arnie Urquhart, ancien Michigan Wolverine comme lui. Une petite expédition au départ d'une banlieue résidentielle et tranquille ("un territoire factice, surhabité qui s'assoupit dans son inertie") de la ville de Haddam, jusqu'à Toms River, prétexte à une introspection tantôt acide et féroce, mais souvent juste et alors touchante qu'il perpétue au fil des chapitres, des rencontres et des événements qui surgissent, avec en toile de fond le dérèglement climatique.
"Le train fou du changement climatique déraille chez nous avec sa cargaison de merde".
A partir de situations pourtant assez banales, issues même d'un quotidien terne et routinier, Richard Ford, avec son personnage (qui n'est pas un homme méchant), crée l'inattendu, passe, sans prévenir du tragique au cocasse, offre un regain de vitalité là où on ne l'attend plus, dérange autant qu'il amuse, crû et cruel, noir et drôle, mais absolument réaliste (précision subtile des détails) et convaincant.
Des résidences de luxe pour seniors, de la culpabilité "hors-sol" tenace à l'heure du bilan existentiel, de l'engagement solidaire et du don de soi, de la mort d'un enfant et de la désintégration d'un couple, de l'intégration des Noirs au sein d'une société blanche, de la maladie dégénérescente, des amis devenus rares, tout semble désespoir et échec, et laisse à penser que la société vacille, absurde et dérisoire, que l'Amérique d'Obama a failli elle aussi et déçu la classe moyenne. " Me voici devenu… une cible. Celle de la perte. De la tristesse."
Heureusement l'humour sauve. La sagesse de l'homme mûr, aussi peut-être ?
Quoi qu'il en soit, ce récit dense (testamentaire ?) et d'une grande fluidité (merci à la traductrice Josée Kamoun), d'une tonalité caustique, d'un rythme sans temps mort (sauf peut-être la dernière partie, comme plus distante) reste, au-delà de la leçon de vie, une œuvre littéraire enthousiasmante. En toute franchise, vraiment.