Bonjour Véronique – permettez que nous vous appelions Véronique. Le baiser de la Matrice est votre site et fait énormément parler de lui. Pouvez-vous nous expliquer son but ?
Véronique Aubouy : «Le Baiser de la Matrice » est un film entièrement tourné sur le Net dont le but est l’enregistrement de la lecture intégrale de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Plus de 3000 internautes du monde entier, de tous milieux et toutes générations, sont invités à se filmer avec leur webcam, en lisant sur leur ordinateur (ou celui du café Internet voisin) une page de La Recherche.
De Papeete à Kinshasa, en passant par Tokyo et Bobigny, « Le Baiser de la Matrice » est donc un projet qui met en œuvre une organisation de lecteurs, une société liée par un objectif commun, un territoire nouveau qui regroupe des gens du monde entier lisant en français.
Plus de 3000 internautes du monde entier, de tous milieux et
toutes générations, sont invités à se filmer avec leur webcam
ActuaLitté : Puisque l'on est dans les questions personnelles, pourquoi ce nom ?
Véronique Aubouy : "Le Baiser" parce que le texte de Proust est lu à voix haute dans une action commune, se répandant sur la planète comme un seul et même souffle. "La Matrice" parce que c’est la création d’un logiciel qui gère en temps réel la distribution de textes, la diffusion d’informations pour conquérir de nouveaux lecteurs, le montage chronologique du film, et la consultation de celui-ci à tout moment.
L’ambition de ce projet est donc de créer le succès d’une entreprise dont le temps est régi par une machine. Cette Matrice fait le travail à ma place, elle a tous pouvoirs, depuis son lancement je suis réduite au statut de simple spectatrice et ne peux que constater.
"Le Baiser de la Matrice" enfin est une référence au baiser maternel au début de la Recherche, refusé puis accordé, dans un geste d’abdication et d’acceptation tacite de l’état nerveux anormal du narrateur, qui aura pour conséquence de retarder l’acte de création. C’est à la toute fin de la Recherche, lorsque le narrateur retrouvera « l’enfant en lui », qu’il pourra enfin commencer son grand livre.
"Le Baiser de la Matrice" enfin est une référence
au baiser maternel au début de la Recherche
ActuaLitté : Le choix de Proust est à la fois audacieux et classique. Comment vous est-il venu ?
Véronique Aubouy : Je m’intéresse à La Recherche depuis 15 ans. J’ai entrepris le 20 octobre 1993 de faire lire A la Recherche du Temps perdu par des gens de tous horizons, de tous milieux. C’est une action et une situation propres à ma vie. Tous les mots de La Recherche sont lus à voix haute devant ma caméra, par des personnes de tous milieux, de toutes générations. À raison de deux pages par lecteur, dans l’ordre du livre. Il faudra des dizaines d’années pour tout enregistrer. Un engagement pour la vie. Je n’en suis donc pas à mes débuts avec le Baiser de la Matrice… Celui-ci est une déclinaison du projet initial, un greffon…
ActuaLitté : On pourrait décrire votre projet comme représentatif du Web 2.0, participatif, impliquant l'internaute. Cette solution est-elle pour vous une façon de travailler à réhabiliter la littérature ?
Véronique Aubouy : Non. Je ne veux pas réhabiliter la littérature. Je pense tout au plus que les passions se transmettent, ou du moins laissent une trace sur ceux qui les croisent. La Recherche est un livre qu’on peut ouvrir n’importe où, il y a toujours une phrase qui frappe par sa justesse, par sa finesse, par sa beauté, par sa profondeur.
les passions se transmettent, ou du moins
laissent une trace sur ceux qui les croisent
Ce découpage par page fait par la Matrice est une manière d’entrer dans le livre par son centre. Les fragments, avant de reconstituer un tout, sont de petits concentrés, ils donnent un goût de l’ensemble. Je propose de déguster la Recherche par petits bouts, et non d’en faire un gros repas. C’est aussi une expérience. Le livre centenaire est lu à notre époque, d’une manière qui n’est pas linéaire, dans le temps de lecture du livre papier, mais dans une autre dimension de temps, qui est celle d’Internet. Le temps qui passe dans le Baiser de la Matrice, c’est sans cesse des changements de vitesse, les pourcentages de pages lues qui font des bonds en quelques minutes…
Il y a aussi la dimension du jeu, qui existe dans tout plaisir (et la lecture en est un). C’est un jeu de demander une page et de la recevoir. Au hasard (puisque la Matrice attribue les pages de manière aléatoire). C’est un jeu de voir les mots que le « hasard » a choisis pour nous, et à quel point ils nous plaisent. On ne peut s’empêcher d’y voir un signe, c’est un peu comme la chance aux dés !