Voilà que résonnent les trompettes par lesquelles s'effondrèrent les murs de Jéricho, celles-là mêmes que Nougaro engagera pour accompagner sa chanson Sing Sing... Ami libraire, tu m'as pourri une moitié de journée ce week-end, je me devais bien de ruiner ton début de semaine. Et puisque l'on parle de work song, je vais te donner un peu de boulot.
Tu ne savais même pas qui j'étais en entrant dans ta boutique, et je suis d'accord avec toi : je n'aurais pas dû rentrer. Au téléphone avec quelqu'un du milieu, j'ai distinctement entendu ta plainte : avoir reçu une publicité par email. Pas de chance, elle venait d'un annonceur qui travaille avec ActuaLitté, et comble tu prononçais mal le nom du magazine. Le jugement sera terrible.
« Actua-light m'envoie une publicité, pour un livre. Je l'ai déjà commandé à l'éditeur, ils ne peuvent pas faire attention ? » Bougre d'âne. Primo, Actua-light, c'est vexant, mais j'ai entendu des confrères parler de Livres Bédo, donc je te le passe. D'autant que rien ne m'assure que tu l'aies fait intentionnellement. Cette promotion, que tu as reçue, elle découle d'un envoi global, fait pour le compte d'un client à nous, et grâce en partie aux achats qu'il réalise chez nous, en espaces promotionnels, tu peux lire gratuitement nos colonnes. Et, heureusement pour toi, je n'ai pas posé un mouchard qui m'informe de toute ton activité marchande. Heureusement..!
Ce qui me renvoie à notre modèle économique, aux relations avec les lecteurs, à l'indépendance d'une presse qui ne vit pas de la publicité, et ainsi de suite. Or, ce qui m'a vexé dans ta remarque, c'est la suite : « faire attention ». Joyeux farceur : pendant que tu présentais tes doléances à une oreille trop charitable pour t'avouer tout l'ennui que tu occasionnais, TU n'as pas fait attention aux clients qui étaient rentrés – et j'en étais. TU es resté – j'ai compté ! – plus de 9 minutes au téléphone, sans même avoir dégainé un Bonjour, ni d'ailleurs un Au revoir aux deux personnes parties, lasses de t'attendre.
Sur la devanture de ta boutique, libraire, il y avait marqué Label LIR et je sais que tu es membre du Syndicat de la librairie française. Dans de pareils instants, j'ai envie de te dire combien je préfère les vendeurs en ligne, et les grandes surfaces ; que je te souhaite de perdre ton prochain appel d'offres pour marché public ; que dans libraire, y'a libre, mais que toi, tu ne manques pas d'air.
Je voulais te souhaiter le pire, et je ne l'ai pas fait, parce que j'ai immédiatement pensé à ma copine Taly.
Après cinq années, elle a annoncé la fermeture de sa librairie, L'Antre-Monde. Et là je me sens con, parce que je l'avais rencontrée dans une super soirée, un an (tu me corriges, Taly ?) avant que n'ouvrent les lieux, et que, flemmard, surbooké, je n'avais pas pris le temps de m'y rendre. Même pour un coucou, acheter un bouquin, prendre un Coca (beurk...) : bref, Taly, en dépit du boulot de dingue que tu as pu fournir, je n'ai pas fait partie des clients fidèles.
D'un autre côté, je t'ai dit que les sex-toys Tim Burton auraient plus d'effet auprès de la clientèle, en cette période que les gourdes Monsieur Madame.
Mais plaisanterie à part, ça m'exaspère de savoir que tu faisais la même profession que le guignol chez qui l'on m'a traîné ce week-end. Lequel ne se serait jamais plaint d'une publicité dans la presse papier, et ne semble pas comprendre que les temps sont durs pour tout le monde, que la promotion des livres sur Internet n'est pas simplement une alternative économique, mais avant tout un moyen de rester en contact avec les lecteurs, qui se sont déplacés du papier à la Toile. Et je mets mon clavier à couper que ce même libraire se lamente du prix du magazine officiel de la profession, dont il estime assurément l'abonnement prohibitif, et se rue sur internet, pour lire les articles que nous proposons gratuitement, qu'ils aient huit jours ou huit mois.
En attendant, je vous souhaite de rencontrer des libraires comme Taly, avec un fameux franc-parler et un sourire jusque-là, et si vous ne pouvez pas vous déplacer, allez au moins sur son site, ou achetez-lui des livres. Avec un pincement au cœur : parce que pour une Taly qui ferme ses portes, je crains qu'il n'y en ait deux comme le zouave de samedi qui restent en poste. Sans même se rendre compte que les difficultés sont partout. Mais nul autre que les libraires ne sont tant en contact avec les clients : on imagine les dégâts que tu peux occasionner, mon pote.
Et tu vois, libraire, je suis pas rancunier ; je t'offre un titre dont je souhaite qu'il te colle à la peau, plutôt que de te la réclamer. Le Quintet Cannonball Adderley, avec Nat à la trompette. Savoure. Pas pour que tu passes le temps, quand des clients entrent chez toi, j'espère que sur ce point, tu m'as bien compris...