Ce texte est une fiction. La distanciation existant entre l’auteur et les propos comme les actions de son personnage interdit en conséquence, on l’aura compris, toute assimilation à des personnes réelles comme toute intention dolosive de la part de l’écrivain.
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3
Quand il avait songé à l’acte ces dernières semaines, il craignait de ne pas y arriver, de ne pas être à la hauteur, de ne pas faire preuve de ce « courage » censé être la réaction appropriée face à un tel acte. Il s’attendait à devoir rassembler ses forces les plus reculées, en prévision de cet instant, ce « moment opportun » que les Grecs nomment kairos :
Serai-je capable de sortir l’arme ?
Mon bras ne fl échira-t-il pas ?
Serai-je même capable de m’habiller ce jour-là ?
Il n’avait aucun moyen de savoir que ces questions ne se poseraient pas au moment où il allait simplement acheter son billet pour rentrer. Pas plus qu’il ne pouvait avoir conscience à l’avance du vide qui s’ensuivrait, de la succession de ces instants où il serait confronté à l’absurdité de son acte. Jusqu’au dernier moment, il serait faux de dire qu’il n’avait pas pensé à tout cela, refusant d’agir comme un de ces zombies bourrés d’antidépresseurs transformés en machines à tuer.
Alors qu’il était en train de regarder droit devant lui au volant de sa voiture, dans le parking souterrain une heure auparavant, il y avait encore songé. Il se sentait alerte, en pleine possession de ses moyens, observant l’acte venir lentement à lui, le bras pendant par la fenêtre, le long de la portière. Il faisait ça très bien. Il aimait cette impression d’être à la lisière de l’évènement.
Depuis quelque temps, son existence s’était construite autour de cette manière très personnelle de poser ses yeux sur le monde et de le tenir à distance. Il sentait la présence et la force de l’Histoire.
Elle était là, elle l’attendait.
Il n’avait pas l’habitude de se garer dans ces endroits parce qu’il n’aimait pas les lieux souterrains et de manière plus prosaïque, parce que la somme demandée était ridiculement élevée. D'ailleurs, la plupart des places étaient libres. Mais il avait besoin d’un lieu dissimulé aux regards pour se préparer en se répétant quelques consignes simples :
– Ne pas mettre la main à la poche alors que rien n’est en vue.
– Identifier rapidement les stands, les halls et observer les positions de repli.
– Profi ter de la foule, du nombre. La plupart des meurtriers politiques ont utilisé la foule pour réussir leur projet.
– Ne pas fi xer une personne ou un groupe de personnes en particulier ;
arborer un air de promeneur dégagé.
Juste avant de sortir de sa voiture, son attention avait été attirée par un couple qui se disputait à cinquante mètres vers la sortie du niveau C où il se trouvait.
C’était un ballet étrange. La femme invectivait l’homme qui restait les mains sur les hanches. Elle montrait du doigt une portion d’espace, lui signifiant qu’il lui fallait rester là jusqu’à ce qu’elle ait fi ni de parler. L’autre se pressa les testicules d’une main en avançant le bassin, pour lui faire comprendre qu’il n’en avait rien à battre. Elle était restée silencieuse, haussant les épaules.
Puis elle s’était dirigée vers l’ascenseur.
L’autre était alors revenu vers la voiture.
Quelques secondes plus tard, il avait disparu.
Cela l’amusa un moment.
Il fut un temps où il aimait épier la vie des autres, observer des couples sortir des hôtels, des femmes dans les jardins publics en a attente d’un rendez-vous, des hommes comme lui à l’arrêt dans leur voiture sur un parking. Et puis, cela lui était passé.
Une colonie de rats zigzaguait au bas d’un mur latéral. Enfant, il attirait ces rongeurs avec des croûtes de pain, puis il les bombardait sans pitié avec les petits cailloux de sa catapulte.
La colonie s’éclipsa quand un groupe de garçons et de filles sortit de l’ascenseur chantant un air paillard dont il ne saisit pas entièrement les paroles. Certains portaient des masques de bêtes (ânes et boeufs surtout !), d’autres des déguisements tout droit sortis d’un fi lm biblique. Ils se dirigèrent vers un van aux couleurs bariolées. Lorsque tout le monde fut monté, le véhicule démarra laissant derrière lui un nuage noir.
L’homme se dit qu’un parking souterrain abritait plus de choses passionnantes que la ville située au-dessus.
Rien n’était important là-haut, dans cet après-midi de fi n d’hiver, rien à part cette chose qu’il avait attendue toute sa vie sans le savoir, cette action qui arriverait et qui démontrerait qui il était et comment il devait se conduire.
Cette action devait être juste.