J'ai terminé la semaine dernière le dernier ouvrage de Claude Lanzmann paru chez Gallimard il y a peut-être un an, intitulé "Le lièvre de Patagonie", drôle de titre.Lanzmann est un drôle de type aussi. La dernière fois que je l'ai vu à la télé, c'était chez Giesbert, à l'occasion de la polémique sur le roman de Haenel (prix interallié) portant sur Jan Karski. Claude Lanzmann était détestable. Sa colère était peut-être juste, mais de sa personne émanaient, une morgue, une suffisance insupportables. Bref, je ne l'ai pas trouvé sympathique. Mais après tout, qu'est-ce que c'est cette façon de juger les hommes à l'aune de la sympathie? On peut être brillant et antipathique. Et il était brillant, je le sentais, et j'avais vu Shoah.Le sujet du livre est Claude Lanzmann lui-même. Ce sont des mémoires, drôles de mémoires. Le récit n'est pas strictement linéaire, mais une promenade dans le temps, par capillarité, un souvenir appelant un autre souvenir, même si, au bout du compte, on commence bien par l'enfance et on finit maintenant. Par sa structure, la fluidité de la narration, l'œuvre est inclassable, ni mémoires, ni roman, ni récit de souvenirs: un livre où la valeur tient autant à la forme qu'au contenu... Autant le dire tout de suite, j'ai beaucoup aimé, et pour plusieurs raisons.D'abord, Lanzmann a connu le Paris littéraire des années 40-70, et pour ceux qui, comme moi, gardent la nostalgie de ce temps qu'ils n'ont pourtant pas connu, c'est un plaisir que de vivre un peu avec Sartre, Jean Cau, Simone de Beauvoir et tant et tant. Ils ne s'en faisaient pas, c'est du moins l'impression qui se dégage. Ils aimaient bien boire, bien manger, faire l'amour, comme nous. Et ce n'est pas un des moindres mérites de ce livre que de redonner à ces figures mythiques l'humanité qu'elles ont eue. Le premier soir où Lanzmann aime Simone de Beauvoir, celle-ci, comme une petite fille, lui avoue qu'il est son sixième homme, et qu'avec Sartre, cela fait longtemps qu'elle ne couche plus. Simone de Beauvoir (dont "les Mémoires d'une jeune fille rangée" restent un grand livre), émue, amoureuse... Elle était belle Simone de Beauvoir. Elle nous séduit encore. Et tant de vie, tant d'intelligence, tous ces gens brillants qui s'en sont allés...Lanzmann ne critique pas son ami Sartre, même s'il ne cache pas ses désaccords avec lui, et on lui sait gré de cette fidélité en amitié. Il eut, comme son maître, une belle vie de bourgeois, aimant les palaces mais aussi Cuba et Fidel. Il a beaucoup voyagé. Le passage sur son séjour en Corée du Nord et l'espèce d'idylle, très particulière, qui s'y déroula vaut à elle seule la lecture du "Lièvre". On regrette que Lanzmann n'en ait pas fait un film.Le livre respire la vitalité. C'est sa face lumineuse.L'autre est ténèbres. L'autre est , la mort.La mort obsède Lanzmann. Les premières pages du "Lièvre" sont étranges, passionnantes. L'auteur y décrit par le menu, avec une terrible efficacité, le déroulement des condamnations à mort. On ne comprend qu'à la fin cette digression morbide, lorsqu'il aborde la création de son film. Ce qu'a voulu Lanzmann, c'est par l'image, l'absence de commentaire, filmant et filmant encore les lieux terribles, approcher la mort de ces millions de personnes dont il n'est rien resté. Évoquer les derniers moments, jusqu'alors impensables. Et pour cela interroger et interroger encore les vivants. Il raconte comment il a obtenu les interviews des SS, allant les chercher dans leurs appartements, les filmant en cachette, obligé de les amadouer, de les payer. Et comment encore il retrouva les survivants des Sonderkommandos, contraints de couper les cheveux des victimes, de les brûler ensuite.A Auschwitz, à l'arrivée des convois, se tenait un ange de la mort, le docteur Mengele ou un autre, qui décidait sur la rampe lesquels seraient gazés aussitôt, lesquels seraient dirigés vers les camps de concentration où, tout en souffrant la condition extrême des déportés, ils gardaient une chance, même faible de survivre. Il m'est arrivé de dire, cela n'a pas toujours été compris et a choqué un certain nombre d'esprits tout d'une pièce et peu nuancés : "Personne n'a été à Auschwitz!" Il est vrai, la phrase est provocatrice et impossible à entendre. Elle attestait pourtant une vérité profonde et s'inscrivait au cœur paradoxal de l'impitoyable tragédie qui s'est jouée là-bas. (...) jusqu'au dernier instant, jusqu'à ce qu'on les précipitât à coups de fouet, de matraque, de massue, à l'intérieur de la chambre de mort et même pour beaucoup, animés des plus sombres pressentiments, ils ne connurent rien d'Auschwitz, ni le nom, ni le lieu, ni même la façon dont on leur ôtait la vie. Ils ont terminé leurs jours dans le noir, entre quatre murailles de pierre lisse, dans un véritable "non-lieu" de la mort.Et c'est ce "non-lieu" que Shoah a essayé d'approcher. Alors je me dis, relisant ce texte et songeant à l'exaspération dérisoire qui m'a saisi en regardant Lanzmann à la télé, qu'il avait bien le droit d'être désagréable.A lire, oui, à lire.Hervé BEL