Après avoir assassiné une de ses paroissiennes, enceinte de ses œuvres et proche d’accoucher, Guy Desnoyers, curé de la paroisse d’Uruffe en Lorraine, l’avait éventrée avant d’énucléer le fœtus puis de lui administrer les sacrements. Ce fait divers unique secoua profondément la France de la seconde moitié du XXe siècle. J’ai assisté au procès d’assises du curé d’Uruffe, qui se tint à Nancy en janvier 1958.
Quelqu’un cria au fond de la salle. Il y eut d’autres cris, une houle de surprise, des bousculades. Le président Facq ne releva même pas la tête, il continua de lire, à grande allure, les attendus du verdict. Il fallait en finir. Aux quatre questions qui leur étaient posées — le double crime, l’infanticide et la préméditation — les jurés et la Cour avaient répondu « oui » à la majorité. À la majorité également, il y avait lieu de reconnaître à l’accusé des circonstances atténuantes. Justice était faite : on escamota le curé d’Uruffe et les sept jurés lorrains qui venaient de le condamner aux travaux forcés à perpétuité. Les jurés furent rendus à la liberté par une porte dérobée du Palais de Justice. Et le curé avait depuis longtemps regagné sa prison qu’un fourgon cellulaire-piège, défendu ostensiblement par un triple cordon de police, mobilisait encore la foule sur la place du Palais.
Cette foule, dans sa majorité, était plus surprise qu’indignée : tombées du ciel aux termes d’une parodie de jugement, les circonstances atténuantes intervenaient à point pour sauver la tête du prêtre, mais comme le deus ex machina de la pièce, elles n’avaient aucun rapport avec ce qui s’était dit dans le prétoire. Ces circonstances qui « atténuaient » le crime de l’abbé Desnoyers — et elles existaient — n’avaient été évoquées par personne, à aucun moment de ce procès pudique : ni par l’accusé, ni par les témoins, ni par l’accusation, ni par la Cour, à peine par la défense — et d’une très curieuse façon, sur laquelle nous reviendrons. C’est qu’il eût fallu accorder au moins que ce crime de prêtre avait un sens, et pour cela l’inscrire dans l’histoire totale d’une vie, se résoudre en définitive à comprendre totalitairement ce prêtre et son crime. Cela s’appelle juger et c’est ce qu’on n’a voulu à aucun prix.
Le curé d’Uruffe, en dix heures de débats conduits au pas de charge par un président soucieux avant tout d’éviter que les vraies questions soient posées, n’a pas été jugé : le verdict d’indulgence, dans ces conditions, était scandaleux parce que injuste. Et la mort, aussi bien, eût été injuste. Pourtant, puisqu’on avait fait l’économie du véritable procès, puisqu’on avait décidé de ne pas comprendre, elle apparaissait comme la seule sanction logique. Rien n’excusait ce crime : il restait, après les débats, merveilleusement opaque, mais clair et connu en toutes ses circonstances matérielles. C’est la règle d’or de tous les procès de type répressif : celui de Nancy — jusqu’au verdict exclusivement — fut à cet égard une perfection. Il fallait donc en tirer la conséquence, punir, infliger la mort comme peine. La spectaculaire crise cardiaque de l’avocat général Parisot, qui, trois jours plus tard, dans cette même salle des assises de Meurthe-et-Moselle, refusa de requérir la peine de mort contre le deuxième assassin de la session, n’a pas d’autre sens : ce cœur d’airain supportait sans trembler les aubes blêmes de la guillotine, il n’a pas résisté à un scandale logique, celui d’une justice répressive qui refuse la répression1. À partir des déclarations du substitut Parisot, la grande presse, avec sa précipitation coutumière, et sans apercevoir que l’occasion était la plus mauvaise qui soit, a exhumé pour la énième fois le poussiéreux débat académique « Pour ou contre la peine de mort ». Pourtant, ce n’est pas la grâce en elle-même qui a indigné l’avocat général : en trente ans de carrière, il lui est arrivé déjà, sans que son cœur flanche, de ne pas obtenir les têtes qu’il souhaitait voir rouler. Et la presse, inversement, a accepté sans broncher d’autres condamnations parfaitement odieuses. Non, le substitut Parisot a été poignardé en pleine poitrine par une fulgurante évidence : c’est que le procès, puis le verdict de Nancy rendaient désormais impossible, en toute justice, l’exercice du métier de juge ; c’est qu’en refusant à la fois de comprendre et de punir le curé d’Uruffe, les jurés de la Lorraine catholique venaient d’ôter à la justice pénale française, qui jusqu’alors se débrouillait tant bien que mal dans ses contradictions (oscillant entre les deux pôles de la répression nue et de la saisie compréhensive du criminel), les moyens de juger, c’est-à-dire aussi bien d’absoudre que de condamner.
Les mêmes jurés, en effet, au terme d’un pareil procès, n’eussent pas délibéré dix minutes pour envoyer à l’échafaud tout autre que le curé. Mais, précisément, le procès eût été autre : face à un coupable laïque, si étonnant qu’ait été son crime, la justice eût au moins fonctionné sans se frapper elle-même, au départ, de paralysie, sans mettre systématiquement « hors débats » tout ce qui pouvait aider à faire la lumière sur les mobiles et la personne du criminel. Les circonstances atténuantes, si on les accorde, signifient en tout cas que cette lumière a été faite et qu’avec les moyens du bord on a compris quelque chose aux raisons de l’accusé. Et la « compréhension », bien sûr, n’entraîne pas nécessairement un verdict d’indulgence : on a guillotiné Jacques Fesch alors que toutes les raisons qui militaient en faveur de la grâce avaient été clairement exposées au cours de son procès. Ce verdict aussi, on l’a dit, était scandaleux.
Mais il s’agit là d’un scandale pour ainsi dire classique, qui se répète aux assises plusieurs fois chaque année et qui laisse intacts les fondements de notre justice. C’est que, pour la justice française, légaliste et répressive, la peine de mort, comme le pire, est toujours sûre ; elle est normative. L’avocat général, lorsqu’il réclame une tête, ne demande jamais plus que la loi, il demande l’application stricte de la loi. Jacques Fesch2 a été parfaitement compris, mais en gros on a dit : « Je ne veux pas le savoir », et on l’a exécuté, pour l’exemple, au nom de l’ordre, de la société à défendre, et parce que où irait-on si on ne châtiait pas les tueurs de flics ? Les jurés, ici, se font sourds et aveugles : ils punissent le crime dans le criminel et laissent jouer l’automatisme de la loi. Tout se passe à la limite comme si on jugeait sans jugement, sur les faits uniquement, comme il arrive dans la plupart des procès correctionnels où le juge décide seul, code pénal en main, de la peine à infliger. C’est la répression dans toute sa pureté. Et il est bien vrai que cette justice est abjecte, que la condamnation à mort de Jacques Fesch était un scandale. Mais, à la différence de ce qui s’est passé à Nancy, il n’y a eu scandale qu’au regard de l’autre justice, celle qu’eût impliqué précisément une saisie totalitaire de Jacques Fesch criminel et de son « conditionnement social ». Dans la société bourgeoise minée de l’intérieur, et incapable, sauf au prix d’une fiction hypocrite, de maintenir les principes et les institutions auxquels elle s’attachait jadis, les deux justices, aujourd’hui, s’affrontent et coexistent. Tel est le sens des circonstances atténuantes, qui fait justement qu’elles peuvent être accordées sans contradiction même aux yeux du plus répressif des avocats généraux : les circonstances atténuantes, en effet, ne sont pas moins ou plus que la loi, elles ne sont pas contraires à la loi, elles indiquent en creux, même si ceux qui les votent n’en ont pas clairement conscience, une autre justice. Mais on comprend que cette justice non répressive, qui se dessine à l’horizon de chaque verdict d’indulgence, puisse à la fois contester radicalement la première et ne pas la contredire dans son propre plan. L’avocat général — pour lui, c’est l’essentiel — garde toujours le droit de demander des têtes, il peut pour un autre, une prochaine fois, exiger qu’on applique la loi.
À Nancy, ce droit a été perdu, car en accordant les circonstances atténuantes au curé d’Uruffe, au terme d’un procès bâclé où il fut question de tout sauf de l’accusé, jurés et magistrats ne se sont pas décidés positivement pour une autre justice. Ils n’ont pas non plus voulu prendre une position de principe contre la peine de mort. Ils ont rendu arbitrairement un verdict d’indulgence parce que l’accusé était prêtre et qu’en l’an de grâce 1958 la justice républicaine, plutôt que d’affronter les problèmes que lui pose un crime de curé, préfère renoncer à juger et se faire hara-kiri.
Tel fut le paradoxe de ce procès honteux et passionnant : on a tremblé à l’idée de comprendre comme à celle de punir, et la grâce n’a été accordée que parce que la compréhension avait été refusée. Cela est sûr : un seul mot d’explication, même timide, eût-il été prononcé, le curé d’Uruffe aurait été condamné à mort sans l’ombre d’une hésitation. C’est au silence seul, au sien d’abord, qui fut admirable, et à celui de tous, qu’il dut de sauver sa tête. Si quelqu’un parlait, il était perdu. Entre l’accusé, l’accusation, la défense, la Cour et les jurés, il y avait comme un pacte tacite : avant tout, laisser l’Église en dehors de l’affaire. Donc taire l’essentiel, ne rien dire de ce qui, à nos yeux à nous, eût pu précisément justifier qu’on découvre à l’abbé Desnoyers des circonstances atténuantes : recrutement et formation des prêtres, discipline des séminaires, célibat des curés, chasteté, relations du curé de campagne avec la hiérarchie, possibilité pour lui de dévoiler ses difficultés à un supérieur, etc. Ne pas essayer surtout de comprendre ce que peut être une vie de prêtre, en pleine campagne lorraine, dans la seconde moitié du xxe siècle, ne pas se demander non plus ce que pouvait signifier « croire » pour ce ministre de Dieu, capable à la fois d’exercer son sacerdoce avec une efficacité redoutable et de se faire masturber, soutane haut levée sous la table familiale, par la main d’une fillette de treize ans et demi, la sœur même de celle qu’il allait assassiner.
Il n’est pas question de vouloir faire ici un exemple de ce crime, d’en nier le caractère monstrueux, mais Me Gasse, l’avocat du curé d’Uruffe, possédait dans son dossier des lettres de prêtres, belles et pathétiques, reçues depuis l’arrestation de Desnoyers. Sans dissimuler l’horreur que leur inspirait le meurtre de Régine Fays, tous demandaient pourtant la grâce de leur confrère et suppliaient son avocat de se changer, pour mieux le défendre, en accusateur de l’Église romaine, de faire le procès de la hiérarchie, qu’ils rendaient responsable au premier chef du crime d’Uruffe. Ces lettres de prêtres qui n’hésitaient pas à invoquer leur propre expérience, leurs propres chutes, qui dénonçaient les vocations forcées et l’impossibilité pour un jeune paysan de sortir de l’engrenage, posaient les vrais problèmes et, qu’on le veuille ou non, généralisaient au moins les contradictions sauvages dans lesquelles s’était débattu, dix années durant, l’abbé Desnoyers. Entre les mains d’un défenseur fou, c’est-à-dire assez amoureux de la vérité pour faire guillotiner son client, de tels témoignages — quelques prêtres en rupture d’Église proposaient même de venir déposer — eussent été de la dynamite. Mais Me Gasse est un bon avocat, il n’a pas rompu le pacte de silence : les lettres de ces gauchistes sont restées dans sa serviette.
Et le curé assassin, dans son box, aurait eu le droit de penser que le procès qu’on lui faisait justifiait rétrospectivement son crime : car lui aussi tenait à laisser l’Église en dehors du coup. Le meurtre de Régine Fays, nous le verrons, n’a aucun sens si on l’explique par un simple souci égoïste de sauvegarde personnelle. C’est d’abord sa peau politique, l’honneur du clergé et paradoxalement son honneur de prêtre que Desnoyers tenait à sauver. C’est la raison d’État, une sorte de « raison supérieure d’Église », susceptible à ses yeux de tout couvrir et dont il s’était fait à la fois le juge et l’instrument, qui a armé le bras de ce paysan terrorisé et tout-puissant. En ce sens, le curé d’Uruffe a eu vraiment le procès de son crime : tout s’est passé comme si, entre les protagonistes de la comédie de Nancy, une conspiration s’était nouée pour le juger sans dire un seul mot de l’Église.
Pourtant, il ne s’agit pas d’une conspiration de type simple, d’un complot au sens ordinaire où les conjurés décident ensemble et à l’avance de la fin à atteindre pour jouer ensuite, cyniquement, le rôle qu’on leur a assigné. Cette éclatante conspiration du silence ne fut au contraire ni concertée, ni cynique, ni machiavélique : à la lettre, elle n’a été voulue par personne. Si à la clarté, en effet, chacun avait quelque chose à perdre, si tous avaient des raisons de faire le silence, ces raisons n’étaient pas identiques et l’enjeu du procès changeait du tout au tout selon qu’on l’envisageait du point de vue de la défense, du point de vue de l’Église ou de celui de la droite, symbolisée par le corps des avocats généraux. Sur le verdict à rendre — mort ou indulgence — aucun accord n’était réalisé : la défense et l’Église se taisaient pour mieux sauver le prêtre, la droite au contraire pour mieux le condamner. Mais seul l’avocat qui faisait son métier s’intéressait directement à la tête de l’abbé Desnoyers. La droite et l’Église visaient d’abord autre chose, la même chose : sauver l’Église. À ceci près que la droite voulait sauver l’Église et que l’Église voulait se sauver elle-même, à sa façon. Trois desseins différents qui, pour se réaliser, exigeaient tous le silence. Mais aussi trois silences, incroyablement bavards, et qui ne bavardaient pas du tout de la même manière. Pour la droite — et par droite il faut surtout entendre la grande bourgeoisie catholique — le sauvetage de l’Église consistait essentiellement à trancher tous les liens qui rattachaient à elle le prêtre assassin, à détruire la consubstantialité du prêtre et de l’Église, à expulser l’Église du prêtre et le prêtre de l’Église. Il fallait, à la limite, que l’abbé Desnoyers n’ait jamais été curé, sinon c’était l’Église tout entière qui en sa personne comparaissait au banc des accusés.
Opération difficile et de style magique, magnifiquement réalisée par Le Figaro qui n’hésitait pas à titrer : « Guy Desnoyers, l’assassin d’Uruffe, est jugé aujourd’hui. » Un vulgaire ivrogne, un quidam de fait divers, ce Desnoyers qui, pendant plus de dix ans, avait baptisé, marié, administré les ouailles de trois paroisses ! Incrédule et stupide, la droite, pour sauver l’Église, commence par la réduire à sa fonction de « pilier de la société », se débarrasse allègrement de la valeur des sacrements et n’aperçoit pas que, dans ces conditions, le pilier en question ne repose plus que sur du sable. Mais les gens du parti de l’ordre, les dames patronnesses, celles qui ont leurs pauvres et leurs œuvres, s’en foutent : il n’y a pas de mauvais prêtres. Il y a de bons prêtres ou pas de prêtres du tout. Il faut éviter que le scandale rejaillisse sur l’Église, lui garder les mains pures : le seul moyen, c’est de noircir radicalement, originellement pour ainsi dire, celles de l’abbé Desnoyers, c’est de le rendre impossible.
La logique du manichéisme, exorcisante et rétroactive, joue à plein ici : se demander comment on devient un mauvais prêtre ou un prêtre assassin, accorder que le curé d’Uruffe, jeté à treize ans dans les séminaires et resté vierge jusqu’à vingt-six, puisse avoir une histoire, c’est reconnaître du même coup qu’il y a des vocations incertaines, forcées ou absentes, que l’Église peut transformer des hommes en criminels et qu’elle est responsable de ces métamorphoses ; c’est poser au moins ces problèmes et accepter que l’Église soit interrogée. Mais si l’abbé Desnoyers était déjà coupable avant même d’être prêtre, s’il est criminel de toute éternité comme d’autres sont traîtres ou flics, s’il n’est rien qu’un corps étranger, une fantasmagorie, un cauchemar ayant pris un jour la figure du prêtre, l’Église est hors de cause et le bel ordre n’a jamais cessé de régner. Il est alors non seulement possible mais nécessaire de le guillotiner : une fois tranchés magiquement les liens qui unissent le curé à son Église, il convient encore de les trancher réellement. Telle est la fonction du couperet : il expulse le prêtre de l’Église, il restaure l’ordre, mais en même temps il fait la preuve de l’altérité absolue du mauvais prêtre, il signifie qu’il n’a jamais été prêtre, donc que l’ordre était pour ainsi dire restauré d’avance, de toute éternité lui aussi. La formule de cette chirurgie fut donnée par l’avocat général dans son réquisitoire. Index pointé sur le maigre cou du curé éventreur, il tonna : « Coupez le rameau pourri et l’arbre n’en jaillira que plus haut. » Forte métaphore qui, si on cherche à l’interpréter littéralement, conduit à des contradictions sans fin. Mais son sens était clair : il fallait, pour la sauvegarde et le prestige de l’Église, couper la tête de Desnoyers.
En vérité, la droite pense moins à la sauvegarde de l’Église qu’à sa propre sauvegarde, à celle de l’ordre en général. Ou plutôt pour elle, c’est pareil, elle ne peut dissocier l’Église d’elle-même, elle agit comme si elle était l’Église, elle se substitue à elle et ne s’imagine vouloir ce que veut l’Église que parce qu’elle a commencé par lui prêter sa propre idéologie, cynique et myope. Le point de vue de la droite est simple : les curés de campagne — on le sait — couchent avec leurs servantes ; chaque année, on le sait aussi, des prêtres sont condamnés (mais la presse en parle à peine) pour attentats à la pudeur, et les lupanars pour cardinaux sont un thème de plaisanterie en vogue dans les salons bourgeois. De cet état de choses on s’accommode parfaitement à la condition que cela ne se sache point publiquement. Or le curé d’Uruffe, par son crime, par l’étrange baptême du nouveau-né arraché au ventre de sa mère, par la vie affolante qui a été la sienne, non seulement publie le scandale, mais situe celui-ci à un niveau de profondeur insoupçonné. Pour qu’un tel homme soit possible, il faut qu’il y ait de la gangrène dans l’Église. Dieu, croyance, péché, sacerdoce, relations avec les supérieurs, dont il est inconcevable qu’ils n’aient pas arrêté les frais avant le crime, alors que la conduite de Desnoyers était archiconnue et qu’ils avaient été avertis à plusieurs reprises, etc., le curé d’Uruffe met tout cela en question.
Que fait la droite face au scandale ? Elle se tait et elle guillotine, elle expulse le monstre. La raison d’État commande : on nie tout en bloc. Ça n’existe pas. Et elle sait bien que sa justice ne sera qu’une parodie. Mais il faut ce qu’il faut : c’est cela ou le scandale, définitif, radical, irréparable. Le parti de l’ordre ne connaît pas de moyen terme. Mais la droite n’est qu’une taupe qui fait exactement le contraire de ce qu’elle croit faire. Car pour étouffer un scandale elle en provoque un autre, celui-là intolérable aux yeux de l’Église, infiniment plus intolérable en tout cas que le premier : en tranchant en effet tous les liens qui unissent à l’Église le curé d’Uruffe, en guillotinant le prêtre, la droite dénonce d’une façon éclatante ses propres liens avec l’Église, elle dit la vérité sur ses rapports avec l’Église, elle proclame le caractère de classe de l’Église, elle réduit celle-ci au rôle de satellite du pouvoir, à son squelette de pilier de l’ordre bourgeois.
À cette collusion l’Église a tout à perdre, à la fois son prestige, ce prestige que la droite s’imagine sauver, et sa raison d’être. Compromise par le curé d’Uruffe, elle ne veut pas de cette alliée, plus compromettante encore avec son silence de souliers à clous. Le silence, elle le souhaite aussi, car elle ne tient nullement à ce qu’on s’explique au grand jour, à ce que soient dévoilés sa gangrène et les vrais mobiles du prêtre, mais elle va marquer, par tous les moyens en son pouvoir, que son silence à elle a un tout autre sens que celui de la droite. Et, ce qui est la même chose, elle va entreprendre de sauver le prêtre.
L’Église, c’est l’essentiel, se pose ici pour soi, en tant que puissance autonome ayant son ordre propre à sauvegarder ; elle mesure que la mort du prêtre aurait pour elle, sur tous les plans, des conséquences graves. Et tout d’abord, elle veut sauver Desnoyers exactement pour les raisons mêmes qui font que la droite veut le guillotiner : parce qu’elle est coupable et qu’elle se reconnaît telle, parce que Desnoyers, tout criminel qu’il soit, n’est qu’un lampiste et que sa culpabilité est celle de l’Église tout entière, évêques, cardinaux, pape et jésuites compris, bref parce qu’elle sait que ce procès est son procès. Si l’Église, comme le veut la droite, faisait de Desnoyers un bouc émissaire, une brebis galeuse, si, contre l’évidence, elle l’expulsait de son sein et se lavait les mains du crime d’Uruffe, non seulement elle dévoilerait cette culpabilité au lieu de la masquer, mais surtout elle lui conférerait un caractère temporel, humain, crapuleux presque, qui la mettrait elle-même en tant qu’Église dans le cas de tomber sous le coup de la justice des hommes. Se désolidariser en effet de Desnoyers, misérable curé de campagne, le livrer sans combat au bourreau, c’est très exactement le « donner », comme on donne un complice pour se soustraire soi-même à la justice ; c’est du même coup, pour l’Église, reconnaître qu’elle relève, comme l’armée ou la police, d’un tribunal humain, c’est admettre qu’elle est, au même titre que Desnoyers, justiciable de la justice humaine. Laïciser le crime de Desnoyers, désacraliser l’assassin, c’est désacraliser toute l’Église, la réduire à l’institution, séculariser sa culpabilité et autoriser qu’on raisonne sur elle comme le font les athées ou les marxistes, en oubliant Dieu. Autrement dit, si l’Église nie toute participation au crime d’Uruffe, si elle rejette sur le seul Desnoyers la responsabilité du meurtre, si elle plaide non coupable, elle devient paradoxalement justiciable. Si, au contraire, elle commence à annoncer, dans toutes ses églises et ses cathédrales, que l’homme qu’on va juger est bien un prêtre, qu’il reste prêtre, si par mille chemins de croix et expiations, elle proclame sa solidarité avec lui et marque d’une façon éclatante qu’elle ne l’abandonne pas, si elle s’installe à ses côtés dans le box des accusés, si elle souffre avec lui, de lui, par lui, en lui, elle indique à sa façon que la culpabilité du prêtre est également la sienne. Mais alors, cette culpabilité change de sens : de brebis galeuse, Guy Desnoyers se change en brebis égarée et c’est toute l’Église qui s’égare en lui. Bien sûr, Desnoyers est coupable et vous pouvez le juger, mais quoi que vous fassiez, il n’est pas justiciable de votre justice. La culpabilité d’un prêtre ne pourra jamais être celle d’un homme. La preuve c’est que je suis là et qu’en le jugeant vous jugez l’Église. Ainsi, en endossant le crime du curé d’Uruffe, en s’accusant avec lui, l’Église récuse radicalement la justice humaine. Plus encore : d’accusée elle se fait juge, elle se pose comme le vrai tribunal, le seul qui soit capable de sonder les reins et les cœurs ou qui, mesurant plutôt l’insondabilité absolue des reins et des cœurs, commence par opposer à toute justice le « Ne jugez pas, vous ne serez point jugé » des Évangiles.
Mystère et terreur. Tandis que la droite étouffe le scandale, l’Église l’hypostasie.
Le scandale du prêtre est celui de l’Église, celui de tous les hommes. La culpabilité du prêtre s’agrandit aux dimensions de l’infini, elle devient opaque. L’Église elle-même devient opaque, il y a en son cœur des gouffres, des vertiges, des ombres terribles, des possibilités infinies de chute, du Mal mêlé au Bien, du Mal qui est le Bien, du Bien qui est le Mal. Le manichéisme épurateur de la droite est loin, très loin. Le sacré — mystère de la chute et de la rédemption — se récupère en totalité : jamais sa présence ne fut aussi sensible, dans toute la Lorraine, qu’au cours de ces journées. Il y avait presque de la sorcellerie dans l’air. Taré, gangrené, souffrant, victorieux, magnifique, le grand corps de l’Église se rassemblait, se mobilisait, se réunifiait avec ses évêques, ses curés de campagne, ses diacres et sous-diacres, ses légions de fidèles, ses Bergeronnettes, ses Enfants de Marie, ses bigotes, ses Tartuffes, ses saints héroïques et toutes ses Bernadettes autour du maigre visage pâle du curé assassin. Onctueux genoux d’évêque qui s’usaient sur les dalles glacées de la cathédrale de Nancy, haltes piétinantes, piaffantes de piété, devant toutes les stations du chemin de croix (« une atmosphère folle », disaient les journaux), et ces chœurs, ces voix pures des filles de Marie de la paroisse d’Uruffe, qui, dans la petite église reconstruite des mains mêmes de l’abbé activiste qu’était Desnoyers, chantaient et expiaient pour lui, rassemblées autour de leur nouveau curé, encore plus jeune et beaucoup plus beau que le précédent.
Et il suffisait d’assister aux dépositions des deux paysannes que sont la mère de Régine Fays et Michèle Léonard, à qui Desnoyers, avant d’assassiner Régine, avait fait un enfant et dont il a littéralement brisé la vie, pour comprendre que l’Église ne pouvait pas laisser guillotiner son ministre. En larmes, secouées de sanglots, toutes deux, avec le naturel le plus parfait, continuaient à l’appeler « Monsieur l’abbé ». Et elles le faisaient aussi bien lorsqu’elles s’adressaient au président que directement à lui. Le prestige de Desnoyers en tant que prêtre restait pour elles intact. Il était en civil, mais elles le voyaient en soutane. Il était impensable qu’il soit défroqué. Le seul témoin d’Uruffe qui osa appeler Desnoyers « Desnoyers » (à part les gendarmes, il n’y en avait d’ailleurs pas d’autres) fut le maire : un notable. Et encore le faisait-il avec une drôle de gêne dans la voix, comme s’il n’était pas sûr d’avoir droit à cette audace, pas du tout avec l’abjecte superbe du Figaro. Desnoyers guillotiné, un prêtre guillotiné dont on ne pouvait en aucun cas faire un martyr, ç’eût été en vérité, dans toutes les campagnes françaises, le seul siège réel de la puissance de l’Église dans notre pays, un coup mortel porté au prestige de toutes les soutanes, c’était dénoncer tous les prêtres comme guillotinables, lever leur immunité divine, contester les sacrements, ébranler le Tu es sacerdos in æternumdes ordinations, bref la fin du sacré. Et l’Église, avec raison, pensait d’abord à ses campagnes.
Mais elle pensait aussi à ses curés de campagne, à son bas clergé. La solidarité de celui-ci envers Desnoyers fut totale et spontanée. Elle se manifesta dès que fut connu le crime, et l’assassin, pendant les quatorze mois qu’il passa en prison avant d’être jugé, ne cessa de recevoir, venues de toutes les paroisses de France, des lettres de confrères. Ce n’étaient pas du tout des lettres de gauchistes, d’hérétiques en puissance, de révoltés contre la hiérarchie, de défroqués ou de futurs défroqués. Non, ceux-là s’adressaient uniquement à l’avocat, ils se proposaient comme témoins et souhaitaient que le procès de l’Église soit fait ouvertement. Les autres ne disaient rien de semblable : ils parlaient d’amour, ils exhortaient Desnoyers à la prière, à la ferveur, ils lui racontaient la messe qu’ils avaient célébrée le dimanche précédent, « une belle messe », dans cet étonnant langage, spiritualiste et matérialiste en même temps, qu’ont les dévots sûrs de leur foi ; ils lui parlaient son langage à lui, le seul qu’en vérité il ait jamais parlé, le seul qu’il ait jamais été capable de comprendre. Ces prêtres, comme Desnoyers, étaient des respectueux. Ils n’attaquaient pas l’Église, ils ne protestaient pas, ils n’approuvaient ni ne réprouvaient le crime, ils le passaient sous silence. Aucun n’a jamais demandé à Desnoyers un mot d’explication. Cela veut dire, non pas bien sûr que chacun d’eux, pour son compte, aurait pu tuer Régine Fays, mais que tous reconnaissaient dans le crime un crime de prêtre, le crime d’un semblable. L’acte de Desnoyers ne pouvait pas les soulever d’horreur comme il soulevait d’horreur les profanes parce qu’il leur était d’abord familier. Et cette familiarité que tous — non pas tous ensemble, mais chacun pour soi — entretenaient avec le crime impliquait le silence. S’ils avaient pu parler, s’ils avaient éprouvé le besoin de parler, de nommer le crime, la familiarité précisément aurait été brisée : solliciter, même le plus timidement du monde, une explication, c’est déjà la recevoir, c’est en finir avec le règne de la solitude et du secret, c’est s’étonner, contester, prendre ses distances ; cela signifie deux prêtres qui osent se regarder en face, confronter et poser leurs problèmes dans un langage neuf, bref c’est de l’activité fractionnelle.
Et ces respectueux, qui n’avaient nul besoin, pour le comprendre, que Desnoyers s’explique, ne tenaient pas non plus à ce qu’il parle devant ses juges : « Mon fils, lui écrivait l’un d’eux, un vieux curé chargé de foi et d’expérience, n’ajoute pas à ta faute le péché d’orgueil en essayant de l’expliquer. » C’est qu’ils se sentaient menacés par lui, menacés non pas tant dans leur prestige, leurs prérogatives ou leur situation matérielle que dans leur réalité la plus intime, à ce niveau où presque tous, pour pouvoir continuer à vivre et supporter la très réelle difficulté d’être prêtre, doivent absolument découvrir, dans le secret et la solitude, des accommodements avec le ciel, à ce niveau où la foi militante se change inévitablement, chez la plupart, en mauvaise foi. Vaine crainte : Desnoyers n’est pas de la race des parleurs. Ces lettres prêchaient un convaincu, elles ne faisaient que le fortifier un peu plus dans ce qu’il avait toujours été, elles le préparaient davantage encore à être l’accusé qu’il fallait qu’il soit pour que l’Église puisse réussir sa périlleuse opération de sauvetage.
Mais ces correspondants, ces frères de Desnoyers, ces curés soumis qui comprenaient son crime étaient plus dangereux pour l’Église que les hérétiques décidés à porter témoignage sur l’horreur de la condition de prêtre. La guillotine eût littéralement frappé de stupeur le bas clergé. À ces campagnards qui savent que le Bien, pris à la rigueur, est impossible et désolant et qui, au moins autant que leurs fidèles, ont besoin d’indulgences, elle eût soudain imposé une image prométhéenne et terrorisante de leur état, qui eût rendu intenable l’exercice de leur ministère ou les eût révoltés. Car, à tort ou à raison, ils auraient senti qu’à travers le crime on punissait aussi autre chose que le crime, ce qui précisément avait conduit Desnoyers à tuer : les fornications, les caresses, les baisers à la sauvette dans un coin de presbytère, bref leurs propres chutes, leur lot à tous, leur existence quotidienne. Si, à l’horizon de leurs fautes, sanctionnées et rachetées jusque-là par des chapelets égrenés, des pater, des ave, des jeûnes ou des cilices selon les cas, ils doivent voir désormais se profiler l’ombre de l’échafaud, l’état de prêtre alors est-il possible puisque, comme l’écrit l’un d’eux, « il y a la nature qui ne cale jamais » ? Vies dangereuses : il faut les imaginer tous, curés quadragénaires ayant victorieusement passé le cap des tempêtes, jeunes abbés ascétiques, spiritualistes au cœur incendié par les voluptés du confessionnal, assiéger leurs évêchés en réclamant une prime de risque.
On le voit : même si le haut clergé n’avait pas eu ses raisons à lui de vouloir le sauver, la solidarité du bas clergé avec Desnoyers lui imposait de le faire. De ce point de vue, l’attitude de l’Église doit être comprise comme une réconciliation du haut et du bas clergé par-dessus la tête de la bourgeoisie. Mais il y avait encore autre chose : Desnoyers n’était ni libertin ni cynique ; c’était un croyant, un curé de campagne, rongé jusqu’au cœur de mauvaise foi et, justement parce qu’il croyait, plus inapte que tous les autres à s’accommoder de ses fautes. Il péchait, il ne cessait pas de pécher, mais il refusait de toutes ses forces, nous le verrons, l’état de péché, il ne supportait pas d’institutionnaliser ses faiblesses, il ne pouvait se résoudre à décider qu’il y avait dans ses besoins une part légitime. Capable de se dire : « C’est ainsi, mon ami, tu es un prêtre à qui il faut des femmes, prends-en ton parti et fais ce qu’il faut », il eût pu aussi bien entrer en civil dans une pharmacie pour y acheter des préservatifs, faire carrière et devenir pape. Cette forme de cynisme, cette liberté de soi à soi est un privilège qui ne s’acquiert évidemment pas dans les séminaires pour petits paysans : les prêtres qui savent faire en eux la part du diable sont d’abord des enfants de la bourgeoisie. Et l’Église ne tenait nullement à ce que ses curés de campagne se mettent soudain à penser que l’impunité dont jouissent les privilégiés de la hiérarchie vient d’abord de ce qu’ils ne sont jamais acculés à commettre des crimes.
L’Église donc avait toutes ces raisons de sauver Desnoyers. Il faut examiner maintenant comment elle a réussi à le faire, puisque le verdict n’était pas du tout joué d’avance, puisque la droite voulait la mort et que l’avocat général, dès le début de son réquisitoire, se prononça de la façon la plus nette contre toute indulgence et demanda avec force la tête du prêtre. Mais c’est d’abord grâce à l’avocat général précisément qu’elle y est parvenue, grâce à cet homme qui avait si visiblement tout compris qu’il n’éprouva pas le besoin, pendant tout le procès, de poser une seule question, ni aux témoins ni à l’accusé ; grâce à la façon dont le procès avait été préparé par les magistrats français ; grâce au président, un homme d’ordre celui-là aussi, qui, pour « couvrir » l’Église, mena avec un brio remarquable l’interrogatoire le plus parodique auquel on ait jamais assisté dans une cour d’assises ; grâce à toute la droite, pressée d’en finir avec ce « regrettable » procès.
Ils croyaient servir l’Église : ils l’ont effectivement servie en ce sens que c’est l’Église qui se servit d’eux du commencement à la fin des débats, volant, aliénant littéralement le sens de leur action, conférant à leur silence une tout autre signification que celle qu’ils lui donnaient. Leur dessein était clair et irréalisable : juger Desnoyers comme s’il n’était pas prêtre, donc escamoter la vie de l’accusé, passer sous silence les vrais mobiles du crime et surtout, surtout, éviter de tomber dans ce qu’ils appellent la psychologie, cette aventure.
Le procès ne dura que dix heures, plaidoiries et réquisitoire compris — un record —, mais il fallait tout de même les remplir, parler de quelque chose. De quoi ? Du crime évidemment, mais du crime dénudé jusqu’à l’os, réduit à sa seule matérialité : position des corps, dimension des blessures, sens de l’éventration, heure, lieu, etc. On s’appesantit longuement, follement, sur toutes ces circonstances, déjà archiconnue
Commenter ce livre