On avait croisé Daria Sinichkina, traductrice d’un inédit de Vladimir Nabokov, qui comme tout Nabokov porte la grâce particulière d’un génie au sens le plus commun. On la retrouve ici auprès d’une compatriote, intimement liée à la France comme elle, Riva Evstifeeva. Elle est « lectrice » de langue russe à mon ancienne Université de Strasbourg.
Voici un livre bref par fragments : Récits de l’internat n’empile pas des horreurs, il décrit un système - ses lieux, ses gestes, ses risques - vu par une enfant qui s’agrippe aux livres pour tenir. L’autrice ne raconte pas l’enfance, elle en reprend les mesures. Le résultat est une autobiographie « autant que la mémoire le permet », tenue, exacte, et parfois drôle. Et un rappel que l’enfance est un enfer, une caserne, avec parfois une semi-liberté, mais toujours un horaire où on doit dormir.
#[pub-1]
Moscou, début des années 1990, une fillette « délaissée » grandit dans un internat où la violence est la règle et l’entraide, une stratégie de survie. Les scènes s’installent comme des plans lisibles : un couloir en pente, trop lumineux, endroit le plus terrifiant du trajet vers le réfectoire ; les dortoirs plongés dans l’ombre, où l’on peut « se dérober » à la ronde des surveillantes ; deux surveillantes, deux escaliers, quatre étages. La topographie fait loi. Enfermée, la géographie devient un sport de combat et d’ingéniosité, comme dans Splinter Cell.
Le système n’écrase pas tout : Véra Mikhaïlovna, professeure de musique, devient une source de lumière, au propre comme au figuré. Et l’internat révèle sa composition sociale étrange : moitié enfants complètement délaissés, moitié issus de familles aisées. Une inégalité à hauteur d’enfant qui se voit… au piano.
#[pub-2]
Ce livre avance par granulations : on pense aux Esquisses d’une école religieuse de Pomialovski, et surtout à Chalamov et ses Récits de la Kolyma, référence qu’assume le titre Récits de l’internat. Même matière de l’arbitraire, même obstination d’un ressort intérieur qui ne rompt pas, toute proportion gardée. Le texte s’enracine dans une tradition où la précision du détail - une serviette mouillée nouée, un pas mesuré, un banc trop bas dans un studio télé - vaut mieux que n’importe quelle thèse.
Houellebecq et d’autres ont raconté l’enfer des internats, revenus sur le devant de la scène avec l’affaire Bétharram. Quand quelqu’un est aujourd’hui « interné », c’est à Saint-Anne.
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On l'aura compris, dans cet ouvrage, l’« institution » n’est pas un concept : c’est un escalier, un couloir, un radiateur, un carnet. C’est aussi la lumière obstinée qui s’infiltre par les failles : une prof, un chœur, un parfum de pull, un courrier d’une ancienne camarade qui remercie « d’avoir parlé comme à des adultes ».
Récits de l’internat est publié aux Éditions Tourgueneff, maison spécialisée dans la littérature russophone. Elle publie mémoires, poésie, essais d’histoire littéraire, en russe comme en traduction française ou anglaise. Ses livres circulent dans un petit réseau de librairies choisies — à Paris (Librairie du Globe, L’Usage du Monde, Galignani, Delamain, L’Écume des Pages, Librairie des Éditeurs Réunis), mais aussi à Berlin, Vienne, Tbilissi, Tel-Aviv, Londres, Stockholm, Istanbul San Francisco et New-York. Et bien sûr sur les internets.