annoncer avec des pétales de fleurs le deuxième hors-série de Books consacré à la bande dessinée.
Vous pouviez déjà lire en ligne le premier article sur un Genevois nommé Töpffer, maintenant c'est l'entretien avec Benoit Peeters qui est entièrement accessible. Alors bonne lecture !
Entretien avec Benoît Peeters
« La BD est l'un des arts aujourd'hui les plus créatifs »
Née avec la littérature moderne et la presse, la bande dessinée n'a jamais été aussi inventive. Roman graphique, reportage, essai historique et même poésie, cet art composite tire désormais parti de tout son potentiel. Pour mieux dire le monde, en l'imaginant.
Books : La bande dessinée semble s’être libérée de sa réputation d’être une forme de sous-littérature réservée aux enfants et aux adolescents. La légitimité culturelle de la BD est-elle enfin acquise ?
Benoît Peeters : Je crois qu’une grande partie du combat a été gagnée dans le monde francophone comme aux États-Unis et au Japon, qui sont les trois principaux territoires de la bande dessinée. Si dans les années 1970, à l’université et dans la presse, on n’abordait la BD que de façon latérale, comme épiphénomène sociologique ou simple expression de la culture populaire, nous avons assisté, depuis, à une nette évolution des mentalités, à un changement d’attitude des libraires généralistes, des bibliothécaires et des médias. Sans doute le travail théorique mené par certains d’entre nous a-t-il porté quelques fruits, mais c’est surtout l’évolution de la bande dessinée elle-même au cours des dernières années qui a joué un rôle décisif dans la reconnaissance de son statut culturel. Aujourd’hui, les grands auteurs – qu’il s’agisse des Américains Art Spiegelman et Chris Ware ou des Français David B., Joann Sfar, Lewis Trondheim et Emmanuel Guibert – sont aussi de grands connaisseurs de l’histoire du genre. Ils travaillent davantage les particularités de cet outil et produisent des œuvres très élaborées. De sorte que nous ne sommes guère surpris de voir Joann Sfar faire la couverture d’un hebdomadaire généraliste ou la BD entrer au musée.
Certains lecteurs continuent pourtant à sous-estimer cet art…
Certains intellectuels font même profession de mépris pour cet univers, à l’instar d’Alain Finkielkraut, qui continue d’associer Internet et bande dessinée – et probablement aussi le rock – comme autant de manifestations de la sous-culture. Mais il s’agit surtout d’ignorance et d’incuriosité. Bien sûr, une immense partie de la production est médiocre. Mais c’est aussi le cas en littérature ou dans n’importe quel domaine artistique. Le problème, c’est que le grand public manque des outils critiques, comme ceux déployés par la presse à propos du cinéma ou du roman, lui permettant de s’orienter au milieu de la production pléthorique des dernières années. Pourtant, l’Anglaise Posy Simmonds, auteure de Tamara Drewe, pourrait aisément figurer au palmarès de certains prix littéraires. Chris Ware, auteur du génial Jimmy Corrigan, est un précurseur, au même titre que Georges Perec. Tous ceux qui se disent lassés par le nombrilisme du roman français découvriraient là un monde parmi les plus vivants de la création contemporaine.
Il existe aujourd’hui, pour des lecteurs venus d’autres horizons, y compris pour les amateurs de reportage, d’essai, les passionnés d’histoire ou de poésie, des bandes dessinées à la hauteur de leurs attentes.
Mais qu’apporte la BD de reportage de plus que le récit journalistique traditionnel, pour prendre cet exemple ?
Les bandes dessinées de l’Américain Joe Sacco, l’auteur de Palestine et, plus récemment, de Gaza 1956 [lire « L'invention du roman graphique » et « Joe Sacco, reporter et historien »], créent un espace entre le témoignage politique et le travail historique de fond. En affirmant très fortement la dimension humaine, subjective, du reporter. Sacco vit l’action, dont il devient à la fois un observateur et un acteur. Il n’est pas dans une logique d’objectivité par rapport à la situation qu’il couvre, et l’absence de caméra modifie profondément la relation avec ceux qu’il approche. La façon dont il se met en scène génère par ailleurs une forme d’empathie chez le lecteur.
À bien des égards, c’est ce que faisait déjà Hergé dans Le Lotus bleu : à travers le regard de Tchang, son ami chinois, complété par un minutieux travail de documentation, le dessinateur offrait une forme de reportage très politisé sur l’actualité de l’époque, rendant compte de la situation à Shanghai au début des années 1930, et de la guerre sino-japonaise. Bien sûr, c’est Tintin qui se rend sur place et non Hergé, mais l’idée apparaît déjà que la bande dessinée est capable de traiter du monde, qu’elle a une capacité particulière d’en filtrer les images, de prendre le temps de les assimiler et d’en proposer une représentation différente des médias traditionnels. Elle permet de sortir de l’éphémère du journal de 20 heures. Là où la télévision a besoin de renouveler en permanence son stock d’images, périmées dès que diffusées, la bande dessinée les transforme en un récit durable, capable de rester passionnant bien après les événements qu’il décrit. Pensons à l’admirable travail réalisé par Emmanuel Guibert dans La Guerre d’Alan et Le Photographe.
Vous pouvez retrouver la suite de cet entretien sur le site de Books, à cette adresse.