Avec son QI supérieur à la moyenne qui lui a valu le surnom de « cerveau », avec l’avance scolaire que en découle et qui fait d’elle la petite de la classe, avec cette timidité de petite dans une classe de grands au milieu desquels elle se découvre des émotions nouvelles lorsque les yeux de Lucas la regardent, Lou Bertignac avait souhaité assez fort passer inaperçue et espéré que Monsieur Marin oublierait de lui faire subir le passage obligé de l’exposé devant toute la classe.
Pas assez fort cependant : le « radar » ne l’a pas laissé s’esquiver.
Alors face au vide qui s’est ouvert devant elle, elle s’est lancée et a jeté en pâture : « les sans abris » ! Trop général ? Précisez ? « L’itinéraire d’une jeune femme dans la rue ». Des supports ? « Le témoignage. Le vécu ».
Car Lou a rencontré No à la gare d’Austerlitz. Au hasard d’un de ses moments-plaisirs qu’elle passe à observer les gens et leurs émotions.
No qui, pour quelques bières et quelques clopes, à la table d’un café (c’est au moins un moment passé dans un peu de chaleur), va un peu se raconter en évitant soigneusement de dire l’essentiel et surtout toute la vérité. Et lui fournir la matière d’un exposé que Lou ne pouvait que rendre brillant.
Puis disparaître alors que Lou, après son succès devant la classe confirmé par le 18 attribué par Monsieur Marin, voulait lui dire merci.
Les mots de Delphine de Vigan sont justes et clairvoyants.
Elle parle d’espoirs et de désespoirs qui gagnent et perdent tour à tour.
Elle raconte des vies brisées qui peuvent se reconstruire et d’autres qui ne sauront jamais retrouver totalement la chaleur du soleil malgré tous les éventails possibles de respirateurs artificiels imaginés pour les assister.
Elle raconte comment des oiseaux blessés peuvent se rencontrer se parler, se soigner. Mais elle dit aussi que ces guérisons ne sont pas irrévocables et qu’une corde brisée ne pourra plus jamais redonner sa note.
Elle dit combien est dure la vie qui distribue au hasard les bonheurs et les coups bas. Et comment ceux-ci modèlent à l’aveuglette les êtres qui les subissent.
Elle dit qu’il n’est pas toujours facile de vivre dans un grand appartement vide de Neuilly, mais que c’est encore plus difficile dans la rue avec une vie résumée dans une valise.
Elle dit comment est simple et souvent inéluctable cette dégringolade vers ce qui ressemble fort à l’enfer.
Elle dévoile discrètement toute cette violence latente, menaçante ou effective, subie dès lors qu’il n’existe plus de refuge pour se protéger un peu.
Elle insiste en pointant du doigt tous les étages de la misère matérielle et morale qui existe, mais qui se cache pour qu’on ne la voie pas. Ces vies brisées en cascade. Et qu’on cherche souvent à ne pas voir aussi ? Et qu’il existe toujours quelqu’un pour en profiter ou pour exploiter la détresse d’un plus mal loti.
C’est un vrai breuvage dégrisant que Delphine de Vigan nous propose là, au sortir d’une période festive au cours de laquelle ces misères-là ont pu nous échapper un instant. Bien aidées en cela par des médias préférant nous parler de jet set que de tentes sur les quais de la Seine.
Mais elle n’oublie pas de nous rappeler que le sens de rotation de la langue, quand on embrasse, n’est pas forcément l’essentiel.