Abdelkrim Saifi

Racontée à la première personne à travers le regard d'un enfant, cette histoire, accompagnée d'illustrations douces, apaisantes et colorées est infiniment poétique.

Non seulement, elle va éblouir le jeune lecteur (dès 5 ans), enchanter son imaginaire mais elle risque bien également de faire chavirer l'adulte lecteur, lui-même saisi par l'émotion que les mots autant que les dessins, délivrent avec éclat et délicatesse.

Le héros de cette histoire (ancré dans un environnement polaire assez exotique, pour le lecteur français en tout cas) quitte le domicile avec défiance. Petit homme courageux et robuste, il va prouver aux adultes qui l'ont pris pour un fou, qu'il peut faire un pas puis mille pour affronter le vaste monde et rendre légitime un chagrin que les grands ne prennent pas au sérieux.

"Fallait pas dire : on déménage, on part d'ici pour aller là-bas. Je veux rester.

C'est chez moi. Là où j'ai mes copains.

Mon chemin, mes bruits, mes oiseaux, mes arbres, mes feuilles, mes racines. Vous ne m'aurez pas."

Une fugue audacieuse qui le mène au cœur d'une nature sauvage mais pas forcément inamicale si on l'apprivoise. Une fuite pour se questionner, lâcher sa colère, se faire des amis, grandir, avancer puis revenir. Changé et rassuré. Avec de nouveaux repères.

Un texte ultra-sensible, empreint d'imagination et de fine drôlerie, capable de rendre compte avec talent des sentiments variés du jeune narrateur; tantôt pétri de peur, d'orgueil et de fierté, de tristesse, de courage , de tendresse et de bienveillance, de révolte puis de lucidité et de sagesse.

Des sentiments qui vibrent et étincellent avec les couleurs de , toujours lumineuses mais naturelles, sans tricherie. A l'image du héros. Authentique et attachant. 

Sans un mot, Patrice Killoffer déroule sous nos yeux ébahis le quotidien émouvant, tantôt routinier et banal, tantôt festif d'un dessinateur et de son robot domestique : cette intelligence artificielle sur pattes est le meilleur ami de l'homme, semble-t-il. Mais comme le disent les philosophes (on les paie mal pour ça, d'ailleurs) : rien n'est éternel en ce bas monde : le robot passe la carte-mère à gauche et le pauvre dessinateur est d'un coup saisi par un étrange sentiment de solitude et de vacuité. Il faut qu'il trouve à nouveau l'âme sœur digitale...

Tour de force visuel En chair et en fer publié par Casterman poursuit le travail d'auto-exploration graphique entrepris par le dessinateur-scénariste dans 676 apparitions de Killoffer ou Killoffer tel qu'en lui-même enfin (tous deux à L'Association, en 2002 et 2015), confrontant à présent le double de l'auteur à la technologie et à la robotique. Pas besoin de paroles pour raconter en détail les liens subtils que peuvent tisser l'homme et la machine, pour exposer les problèmes de communication et les troubles de l'humeur...

Plus magistral que jamais, Killoffer s'en donne à cœur-joie pour dessiner les câbles et les rayonnages, les contours de meubles et les encadrements de portes. Le petit intérieur de son appartement habité par les robots se transforme en macrocosme qui boucle sur lui-même, entre rêve, itération et réalité, alors que chaque case tire une force incroyable du contraste exploité dans toute sa pureté entre le noir et le blanc.

Inspiré par l'essai Machines insurrectionnelles de Dominique Lestel que le dessinateur avait illustré, ce récit comique, malin, profond et touchant invite les lecteurs à plonger, en robe de chambre et scrotum à l'air, dans le petit monde bedonnant des machines qui s'humanisent et des humains qui se... comprennent enfin, dans la contemplation de leur double cybernétique.

Un album bluffant.

Qui y a-t-il dans le vide de l'univers ? Du rien, du néant ? Julius Kovalch, éminent physicien, pense que dans cet espace aussi vaste soit il se niche un terrain inexploré et secret. Défiant les lois de la physique et de la raison, le savant ouvre par accident une voie vers un autre univers grâce à son hyper-synchrotron, financé par l'industrie du riche et calculateur Clément Langin.

De cette brèche ouverte sur « l'Imaginaire » s'échappent le bras ganté d'un guerrier saisi d'une épée, une volée d'elfes lumineuse, un Orque colossal... Non découragé par le danger qui s'est invité dans le réel, Kovalch part à la rencontre du monde de l'autre côté du disque ouvert, sa fille Serena à sa recherche et les hommes de son employeur sur ses traces avec des motifs peu scrupuleux. Le monde fabuleux du Royaume des Sept Tours survivra-t-il à la l'intrusion et la curiosité des humains du réel ?

Le volume est une prequelle à la série des Voyages extraordinaires d'Arthur Ténor éditée sous l'éditeur Plon. Il retrace les origines du projet dramatique et extraordinaire de voyager dans le monde de l'imaginaire. Dans la série, le tourisme s'installe au Royaume des Sept Tours, l'exotisme de la Fantasy vendu comme destination lucrative d'évasion et de fortes sensations. Nous découvrons un Julius Kovalch attachant qui ouvre la  nouvelle « boite de Pandore » et le regrette, tentant de replacer la morale et l'éthique au cœur du débat. Peut-on sacrifier la beauté du monde au seul profit ?

Nous abordons donc en filigrane les dérives de la société dite moderne et civilisée, mais également l'importance de l'imaginaire, du rêve dans l'âme et la conscience collective. La douce Serena et son père sont nos guides dans cette incroyable forêt des Sylvestres où se côtoient chevaliers-dragons, elfes et animaux fabuleux hauts en couleur comme les Cryzaïdes, les Orinx et les Equineds.  Une romance interdimensionnelle est également au rendez-vous entre Serena et le rude seigneur mercenaire Benth. Une lecture agréable qui pourrait séduire les lecteurs réticents à la Science-Fiction et les inviter à aller au delà avec la série.

Quelle étrange symphonie que cet ensemble de mouvements compilés de l’illustrateur autrichien   ! réunit une douzaine d’histoires,  toutes sans textes, explicites ou non, amusantes ou pas, absolument déconcertantes.

Difficile en effet d’avoir un avis tranché sur l’ouvrage, de le rejeter ou d’y adhérer d’emblée tant il déstabilise. Une chose est sûre cependant, il faut plusieurs lectures pour pénétrer l’œuvre de Nicolas Malher, y déceler humour et subtilité. Poésie également.

Avec ses propres mots, le lecteur doit être capable de raconter l’histoire qui défile sous ses yeux, trouver le fil narratif sans perdre l’équilibre, donner du sens quand cela est possible, s’investir en fait beaucoup dans ces histoires pour savourer le divertissement annoncé. 

Mais si l’exigence est un peu élevée, si la tentation de renoncer est très grande (dès la première histoire en fait), une certaine frustration, un sentiment assez désagréable d’être pris pour un sot devant “le travail d’un génie humoristique”, incitent à y retourner, à chercher dans la simplicité du trait les intentions de l’auteur, sa sensibilité.

Alors, avec un peu d’effort et beaucoup de concentration, en observant chaque case, peu à peu, dans la plupart des histoires (mais pas toutes), l’étincelle surgit, libère un mouvement de lèvres, une expression de visage : ça y est, le plaisir est là, vous avez saisi quelque chose. Elle est là, la récompense à votre obstination, savoureuse et réconfortante. Très intense. Presque exclusive.

Un conseil. Prenez le temps. Ne tentez pas de lire ce recueil d’une traite. Accordez-vous des pauses, Acceptez de ne pas tout comprendre. Fâchez-vous même contre ce livre, vous avez ce droit. Evitez-le aussi quelque temps s’il vous insupporte ; vous y reviendrez plus tard. Assurément. 

Raconter qu’il est question de relations humaines, d’amour et d’autorité, de sexe et d’alcool, d’espace, de solitude et de dérision, d’apparence, de mensonges ne suffira pas. D’autres sujets sont  certainement à découvrir pour celui qui accepte de s’abandonner sans préjugés dans cet objet singulier, curieux, quasi-expérimental.

Telle une œuvre d’art contemporain, mettez-vous à bonne distance pour apprécier cet ouvrage. Sinon, vous risquez le désaccord. Et ce serait dommage. Vraiment !

Ce qui surprend sans doute le plus dans ce roman, c'est l'absence de distance entre l'histoire et celui qui la raconte, propre à immerger le lecteur dans une atmosphère et un univers particuliers, ceux de l'adolescence, de manière abrupte et spontanée.

Sans chercher à expliquer, justifier ou même excuser, au risque d'agacer, d'ennuyer, de choquer ou de ne pas être compris, , (17 ans au moment où il écrit ce livre) à travers son personnage Jasper, dépeint son quotidien d'ado de classe moyenne, la vacuité de l'existence, les actes répétés et futiles, l'immobilisme et l'errance, l'immaturité et la cruauté, l'absence d'idéal ou de rêve. Demain n'existe pas et aujourd'hui est triste à mourir.

Entre autodestruction et angoisse, indifférence et égoïsme, Jasper ne sombre jamais totalement dans une désespérance sans fond mais indispose, fatigue le lecteur par moments et l'éloigne du récit. Mais, pourtant, à d'autres moments, l'humour et la tendresse, la sensibilité et la profonde fragilité du personnage interpellent et raccrochent aux mots, désemparent finalement plus qu'ils ne lassent. La bienveillance prime alors sur la déception.

Jasper Wolf a 17 ans, suit une thérapie (dont il se moque) depuis qu'il a tué un chat avec violence. Persuadé que son beau-père est un criminel, il tente, avec son amie, Tenaya, de le faire inculper pour le meurtre de son ex-femme. En dehors de cette motivation, il traîne une nonchalance et une inappétence pour l'existence, assez semblables à celles de ses amis.

"La fête se passera bien. Ce qui signifie baiser, me saouler et prendre assez de drogues pour ressentir les effets décrits par M.Gates en cours de prévention contre la prise de stupéfiants."

Tromper l'ennui en faisant la fête, en usant de drogues et d'alcool, de films porno, en goûtant aux plaisirs sexuels sans lendemain et sans amour ; voilà, en apparence, l'ordinaire d'une bande d'ados en quête d'elle-même, ni plus désemparée ni moins privilégiée que d'autres, juste indécise et confuse face à l'avenir, encore hésitante à devenir adulte et pourtant indéniablement extirpée de l'enfance.

Un entre-deux bancal et anxiogène, morne et frivole, désenchanté et frelaté, saisi avec une sincérité méritoire, assez inédite pour intéresser, émouvoir et questionner.

Révélateur sans fard d'un moment particulier de l'existence humaine dans nos sociétés occidentales modernes, ce roman, s'il semble parfois manquer d'intensité narrative, paraître répétitif, ne l'est  peut-être d'ailleurs qu'à travers le regard distancié du lecteur adulte. Il est fort probable qu'il résonne différemment et avec plus d'ardeur chez le jeune lecteur. Et pour cela, il est estimable, nécessaire et touchant. 

Ce nouveau roman de l'Argentine est habité d'une ambiance particulière accaparante et en même temps perturbante dans laquelle le lecteur plonge dès les premiers mots. Aspiré par une mécanique rythmique rigoureuse et sèche, éprouvé par une tonalité rude mais fascinante, un silence perceptible en continu, profond et oppressant, une histoire politique complexe et effrayante, il ne renonce pas, littéralement magnétisé par la puissance d'une écriture ajustée de façon magistrale à l'intrigue. (Merci au traducteur François Gaudry).

Une jeune femme se tire une balle dans la poitrine à la sortie d'un café après avoir menacé un homme. Un journaliste, Guyot, s'interroge et cherche à comprendre ce geste. Les informations transmises par son ami le commissaire Jury attisent sa quête personnelle. Il se renseigne, passe du temps à l'hémérothèque, s'efforce de pénétrer l'intimité de Julia la victime, bientôt secondé par Ostots, une psychanalyste en retraite, amatrice de vodka.

Sans le savoir, il remue le passé, réactive certains événements criminels passés cédés au silence et trouble la tranquillité de certains. Surveillé, mis en garde, il persiste pourtant dans son enquête jusqu'à risquer sa vie et celle de ses proches. Déterminé jusqu'à la folie. “Il ne sait pas reconnaître les limites. Il ne comprend pas qu’il vaut mieux ne pas remuer certains souvenirs. Que parfois il faut s’arrêter. Se résigner […] A ne pas comprendre.”

D'une tonalité sans effusion ni éclats de voix,  qu'on croirait neutre et laconique, l'histoire progresse, par bribes, extrêmement concise, sous forme de confidences et de conversations, livre des indices avec parcimonie, suggère, laisse entendre, énigmatique, volontairement embrumée et dérangeante. Dit pourtant l'essentiel, retentissante par sa densité.

Parfois le lecteur perd pied, attend des mots qui ne viennent pas, entend des voix qu'il ne reconnaît pas précisément, voudrait comprendre plus vite, pressent la peur et la menace qui enserrent les personnages mais sans pouvoir les contrôler. Le voilà inquiété, fragilisé, dérouté, affaibli à son tour.

Mais cette perte de maîtrise momentanée est utile pour rendre compte de l'opacité de la situation, des liens troubles et inextricables entre le pouvoir, la justice, la police et les médias que l'Argentine, même devenue démocratique, n'a pas su abolir.

Ainsi, dans sa forme, peut-être même davantage encore qu'à travers son histoire, ce livre fait état d'une réalité glaçante, d'un système corrompu étendu et inatteignable, impénétrable et violent.

“Ce que tout le monde sait mais qu’on ne peut pas dire, les liens, les réseaux, les souterrains, tout l’héritage que cette ville conserve en silence.”

Etreint par les mots, à l'instar du personnage, le lecteur a saisi toute son impuissance à lutter,  est entré, à son tour, "en enfer".