#Roman étranger

Katie

Christine Wunnicke

Londres, 1870. L'esprit du mesmérisme souffle sur la ville, où se multiplient les séances de spiritisme et où les médiums sont légion. La plus célèbre prêtresse de ce dialogue avec l'au-delà n'est autre que la jeune Florence Cook, qui chaque soir fait apparaître Katie, fille d'un pirate gallois du XVIIe siècle. Sir William Crookes, physicien de renom, chargé par un des admirateurs de Florence d'examiner ce cas passionnant, accueille cette dernière dans la demeure familiale. Nelly, l'épouse de Crookes, figure éthérée tragicomique et éternellement enceinte, qui semble hanter les couloirs de sa propre maison, va veiller sur elle. Dans ce roman où tout est vrai, car Florence Cook a bel et bien existé, de même que William Crookes et ses recherches sur le quatrième état de la matière, Christine Wunnicke fait revivre cette Angleterre victorienne où l'effervescence des idées autour des découvertes scientifiques allait de pair avec l'échauffement des esprits. Elle restitue avec finesse et humour la vie familiale d'un savant du XIXe siècle, et dresse le portrait d'une société qui ne peut résister aux charmes vénéneux de l'irrationnel.

Par Christine Wunnicke
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature étrangère

I come from empyrean fires

From microscopic spaces,

Where molecules with fierce desires,

Shiver in hot embraces.

The atoms clash, the spectra flash,

Projected on the screen,

The double D, magnesian b,

And Thallium’s living green.

James Clerk Maxwell

 

 

1

 

 

– L’éditeur des Chemical News, répéta Crookes. Crookes. William Crookes. Crookes !

Le professeur Faraday contemplait le rayon de soleil qui entrait par la fenêtre à croisillons pour tomber sur le tapis. Il effleurait sa jambe gauche, ainsi que son fauteuil roulant. Crookes constata que les roues, les mains courantes et toute la structure inférieure du fauteuil étaient en fer, comme si le professeur menaçait de se mettre à flotter dans les airs si on ne le lestait pas suffisamment. Faraday observait les petits grains de poussière qui dansaient dans la lumière à côté de lui. Ses cheveux blancs, floconneux, que reliaient de minces favoris, rebiquaient au-dessus des oreilles. Son regard gris pâle, délavé, était perplexe.

– Crookes, répéta Crookes. Le Crookes du thallium. Son inventeur. Le daguerréotype. L’Observatoire de Greenwich. La métallurgie. Le Crookes de l’acide carbolique, de la peste bovine. William Crookes. Enfin, sir, vous me connaissez !

Mrs Faraday lui avait suggéré de s’adresser à son époux en faisant des phrases courtes. Le professeur Faraday ne gratifiait sa présence d’aucun mouvement, d’aucun regard, d’aucun bruit, pas même d’un soupir. Crookes aurait bien voulu que Mrs Faraday revînt du jardin pour s’entretenir avec lui. Suivant le regard de Faraday, il observa à son tour les grains de poussière qui dansaient dans la lumière. Il faudrait aller plus souvent à la campagne, se dit Crookes. Je devrais y emmener Nelly et les enfants, pour qu’ils s’épanouissent. Chez eux, à Camden Town, le soleil ne perçait jamais le brouillard. Ce soleil, le professeur Faraday l’avait certes mérité, lui qui avait rendu tant de services à la Couronne et au monde entier. La reine Victoria était tout près. On racontait que Faraday déjeunait régulièrement avec elle et savait l’enthousiasmer pour les sujets les plus divers. Une petite bulle de salive se forma entre les lèvres du professeur, où elle tremblota un instant avant d’éclater.

– Sir, reprit William Crookes, j’ai essayé mille fois de soumettre des raies spectrales à un champ magnétique, de les diviser, de les écarter, de les modifier, d’exercer sur elles un quelconque effet. J’ai essayé les aimants bâtons et les aimants en U, plusieurs bâtons, plusieurs U, des électroaimants de tailles et de formes diverses, avec différents cœurs, différents bobinages, différents dispositifs galvaniques, j’ai brûlé du natrium, du lithium, du kalium, du strontium, du calcium, du baryum, du magnésium, et du thallium aussi, bien sûr, j’ai brûlé des alliages de toutes sortes à différentes températures, j’ai dirigé tous ces aimants vers toutes ces flammes et tout observé au spectro­­scope jusqu’à en devenir à moitié aveugle, mais il ne s’est rien passé. Le grand aimant en U de la Royal Society lui-même n’a eu aucun effet. J’ai entendu dire que vous aviez essayé, vous aussi. Vous avez réussi, n’est-ce pas ?

Sa question ressemblait à une supplique.

Le soleil s’était un peu déplacé. Il effleurait à présent, le parant d’un éclat argenté, le favori gauche de Faraday.

– C’est un sujet qui me tient vraiment à cœur, ajouta Crookes.

La table d’appoint placée à côté du fauteuil roulant accueillait un livre pieux ouvert et un petit pot de lait très simple, mais à deux anses, qui perturbait Crookes depuis un moment déjà – peut-être s’agissait-il d’une sorte de tasse à bec pour malades. Faraday ne lisait pas, ne buvait pas, ne reconnaissait pas Crookes, ne comprenait pas ce qu’il lui disait, ne l’entendait peut-être même pas, et cela devait faire un moment qu’il ne déjeunait plus avec la reine.

– J’ignore, reprit Crookes, pourquoi cela me tient tellement à cœur. Pourquoi avez-vous essayé, vous ?

Les doigts de Faraday étaient légèrement écartés, les poignets cassés. On aurait dit qu’il voulait jouer du piano sur son fauteuil de fer, sur sa jambe maigrelette. On aurait dit qu’il était déjà au paradis. William Crookes n’avait aucun atome crochu avec la religion, il n’en avait jamais eu, tantôt elle l’agaçait, tantôt elle l’ennuyait, elle l’agaçait la plupart du temps. Éviter le sujet avec Nelly. Continuer à prier avec les enfants. Quel paradis imbécile que celui où séjournait Faraday.

– Pauvre Faraday, dit Crookes à haute voix.

Il attendit cinq bonnes minutes, puis se leva pour aller chercher Mrs Faraday ; il allait rentrer à Camden Town. Mais il se rassit.

– Vous n’aviez que vingt-quatre ans, Faraday, et n’étiez guère plus qu’un petit apprenti relieur, commença Crookes, lorsque vous vous êtes présenté devant la Philosophical Society pour y faire sur la matière radiante une conférence que personne ne vous avait demandée. Et qui s’avéra plutôt maladroite. Vous y avez défini quatre états de la matière, et non trois, comme on l’admettait communément : solide, liquide, gazeux et radiant, tout en répétant régulièrement « pure hypothèse, pure hypothèse », sans nous expliquer ce rayonnement, ni montrer aucun rayonnement, non, vous nous avez abandonnés aux analogies et aux allégories et à votre charme délicat.

Crookes referma brusquement le livre pieux et posa l’aberrant pot de lait dessus.

– Je n’étais pas né, à l’époque, poursuivit Crookes, mais quelqu’un a noté vos propos et les a publiés. L’état radiant, disiez-vous, était aussi éloigné de l’état gazeux que l’était l’état gazeux de l’état liquide, il constituait pour ainsi dire une purification extrême du fluide élastique, un raffinement, un ennoblissement du gaz électrisé…

William Crookes poussa un soupir et tira sur sa barbe.

– Je n’ai pas beaucoup de temps, reprit-il, et si vous n’étiez pas devenu complètement sénile, vous sauriez combien je suis occupé – entre la métallurgie, la peste bovine, cet ingrat de thallium, dont on essaie en plus de me détourner, la nitroglycérine, la photographie, le recyclage des déchets, les brevets, le phosphore, le coaltar et six enfants à la maison – « Tandis que l’herbe pousse, le cheval meurt de faim », comme on dit… bref, je n’ai pas de temps à consacrer à l’effet des aimants sur les raies spectrales, et encore moins à la matière radiante !

Faraday avait le soleil en plein visage, à présent. Il ne plissait pas les yeux, mais s’était mis à mâchonner on ne savait quoi ; en tout cas, ça avait l’air éprouvant. Crookes l’observa un moment. Il se surprit à vérifier si la personne de Faraday résistait à la lumière. Si, comme tout corps solide, il avait une ombre.

– Mr Maxwell se livre depuis peu aux plus folles spéculations sur l’éther porteur de lumière, confia Crookes aux particules de poussière, et si j’ai affirmé en public ne pas le comprendre parce qu’il parle comme un berger écossais, la vérité, c’est que toutes ses affirmations se basent sur des calculs auxquels je n’entends strictement rien.

William Crookes transpirait, son cœur battait la chamade. Si Mrs Faraday apparaissait maintenant, quelle humiliation si elle l’entendait se lamenter comme cela dans le vide ! Crookes se leva et déplaça le fauteuil roulant pour le mettre à l’ombre.

– Votre quatrième état de la matière m’horrifie, Faraday !

Celui-ci avait cessé de mâchonner et posait un regard perplexe sur le voilage.

– Même si j’arrivais à séparer les raies spectrales sous l’effet d’un champ magnétique, reprit Crookes, je n’aurais pas pour autant compris comment ça fonctionne, et qui sait ce qu’il y a encore à l’intérieur des molécules et des atomes, quels interstices s’y trouvent et ce que ce vide peut encore renfermer de choses en mouvement, qui sait ce que nous ignorons encore, et ça aussi, ça m’horrifie.

Il saisit le petit pot à deux anses et regarda à l’intérieur. Bon, il contenait du thé.

– Je fais le vide dans des tubes, reprit Crookes, en pompant de plus en plus fort, jusqu’à ce que le vide soit tel qu’il devient rarissime que des molécules se touchent, puis j’envoie l’étincelle d’induction.

Il trempa un doigt dans le thé de Faraday.

– Des anomalies apparaissent. Que je ne comprends pas.

C’est le moment que choisit Mrs Faraday pour entrer dans la pièce. Crookes la remercia chaleureusement, et elle lui rendit ses politesses. L’infirmière arriva, un linge blanc sur le bras, un nouveau pot de thé à la main. Crookes s’inclina. Le professeur Faraday tourna la tête vers la lumière. Puis il mâchonna un peu, toujours sans qu’on sache quoi, baissa les yeux et annonça de sa voix douce et joyeuse :

– Jamais réussi.

Deux mois à peine après la visite de William Croo­­kes chez le professeur Faraday à Hampton, Philip, le plus jeune frère de Crookes, qui suivait une formation d’ingénieur au sein de la Société anglaise des télégraphes, du caoutchouc et de la gutta-percha, mourut, âgé d’à peine vingt et un ans. En service sur le câblier SS Narva, il avait, comme treize autres de ses camarades, contracté la fièvre jaune lors d’une escale à La Havane. Le rapport du médecin du bord arriva entre les mains de Crookes. On pouvait y lire, jour après jour, heure après heure, comment le jeune homme, d’un caractère ouvert et gai, avait dépéri en l’espace de dix jours en haute mer, entre Cuba et New York, les lèvres couvertes de pustules sanglantes, la langue d’une pellicule jaunâtre, délirant, vomissant des substances noires. Il n’y eut pas d’enterrement. Nelly Crookes commanda un voile et du crêpe.

Faraday était mort, lui aussi. William Crookes comprit que tous les hommes mourraient un jour, les uns après les autres, lui-même, sa femme, ses enfants. Il menaça la Société des télégraphes, du caoutchouc et de la gutta-percha de lui intenter un procès.

 

 

2

 

 

À l’hiver 1869, dans sa treizième année, Florence Cook s’aperçut qu’elle arrivait à joindre les mains dans le dos avec la même élégance et la même ferveur qu’elle le faisait devant la poitrine.

Cela ne lui coûtait presque aucun effort. Une fois réunies au-dessus de son postérieur, ses mains montaient sans peine jusqu’aux omoplates, et elle gardait les épaules bien basses, le cou élancé, le dos aussi droit qu’un manche à balai ; si Miss Cook le souhaitait, elle pouvait même joindre les avant-bras jusqu’aux coudes sans déranger le tombé de sa chemise de nuit.

Elle se laissa glisser de son lit, s’agenouilla sur le sol et leva les yeux au ciel. De face, elle ressemblait, espérait-elle, à une manchote en extase. Florence aurait beaucoup aimé avoir un miroir dans lequel on pouvait se voir en pied, mais on venait même de lui confisquer son petit miroir à main ; il était probablement nocif.

Étaient nocives presque toutes les choses de la vie qui plaisaient à Florence : les miroirs, les livres, le savon de Windsor, les bohémiens de Shoreditch, le soleil, la neige, les tartines grillées de beurre et de confiture, et sans doute aussi tous ses autres penchants, dont personne ne savait rien. Peut-être était-ce pour cela qu’elle était constamment malade. Florence Cook avait passé une bonne partie de son enfance et de sa vie de jeune fille dans ce lit, sous l’image de cet ange gardien, dans cette chambre, dans cette maison de briques grises aux volets blancs d’Eleanor Street, dans la partie respectable du quartier de Hackney.

Père était correcteur dans une imprimerie de Fleet Street. Chaque jour, un train l’emmenait vers la City. Mère était mère. Florence avait une petite sœur, Selina. Lizzie, la bonne, aidait mère dans la maison et apportait à Florence ses médicaments, pastilles pour les bronches, teinture contre les crampes, chlorodyne de Browne, pilules de santonine à l’huile de ricin, qui n’étaient guère réjouissantes à avaler. Florence, toujours à genoux, écarta les jambes et s’assit entre ses talons. Ses mains priaient toujours à l’envers. Elle renversa la tête en arrière et souleva lentement le bassin. Voilà qui était bien douloureux. Florence souleva le bassin toujours plus haut, courbant obstinément le dos. Sa tresse effleura le sol. Ses cuisses se mirent à trembler. Elle continua à se renverser en arrière, les mains toujours jointes dans le dos, jusqu’à ce que sa tête vienne enfin toucher le sol froid.

Elle demeura un instant dans cette posture biscornue, se demandant si elle accomplissait là quelque chose d’extraordinaire. Les bohémiens de Shoreditch – il faut ici préciser qu’elle ne les avait vus qu’une seule fois, et encore, de loin – sauraient certainement, se dit Florence, quelle valeur accorder à cet exercice, ils sauraient dire si une personne sur deux en était capable, ou bien une sur trois, une sur dix, ou quasiment personne à l’exception de Florence Cook. De tous les penchants de la jeune fille qui, d’après le médecin, disposait d’un « esprit très vif », le plus nocif était son profond désir de célébrité. Voilà à quoi réfléchissait Florence une fois encore, tandis que ses doigts commençaient à s’engourdir et que l’ange gardien à l’envers se brouillait devant ses yeux : comment devenir célèbre. Elle poussa un soupir crispé. Elle avait déjà tout envisagé. Il n’en ressortait jamais rien. Le talent qu’elle était en train de développer ne ferait probablement jamais sa gloire.

Florence ferma les yeux un instant et s’imagina en phénomène de foire : la femme sans os, souple et soumise, créature que l’on vient poser sur scène puis qu’on ramène après les applaudissements, froidement, sans un merci, dans la tente où on la remise entre deux représentations. Elle suivit le fil de cette pensée qui se mêlait à la douleur vrillant ses articulations. Finit par se dénouer. Assise par terre, elle réfléchit. Puis se pencha en avant, se roula en boule. La bouche et le nez contre le sol, les talons contre les oreilles. Ses pieds se rejoignirent sur sa nuque. Florence enroula sa tresse autour de ses orteils. Puis ramena les pieds en avant, plaça ses coudes au creux des genoux et entreprit de se mettre debout sur les mains, ce qui s’avéra impossible dans un premier temps, puis étonnamment facile. Pourquoi n’avait-elle jamais essayé avant ? Pourquoi ne découvrait-elle cela que maintenant ? Si j’allais chercher le lait en marchant comme ça, se dit Florence, je serais célèbre dans tout Hackney. Elle se mit à rire. Et tomba à la renverse. Une jeune fille de l’Est londonien ne devient pas célèbre, Florence le savait. Même si elle est souple et jolie. « Votre Florrie sera bien jolie », avait prédit le médecin à sa mère. On aurait dit une menace. Aucune fille n’est si jolie qu’elle en devient célèbre, Florence le savait. Et si cela arrive, c’est au détriment de la morale. C’est qu’elle est « tristement célèbre ».

Florence Cook était frêle, délicate, elle avait le teint pâle et une moue tragique. Avec un nez un peu plus prononcé, elle aurait fait un bon modèle de silhouette en papier découpé. Ses cheveux étaient plus clairs que ses sourcils. Leur couleur changeait avec la lumière, passant du blond foncé au blond-roux ou au châtain clair. Florence ramena sa tresse en arrière, se leva et se glissa entre ses draps.

La voilà donc à nouveau couchée dans ce lit. Lizzie avait fermé les volets dès midi. Il y avait sûrement du brouillard, peut-être de la pluie. Sur sa table de nuit, à côté d’une petite lampe, un verre de lait dilué. Un battant de la fenêtre était ouvert. Le médecin avait prescrit beaucoup d’air frais pour soigner l’excitation de Florence. Elle avait souvent les doigts bleus de froid en se réveillant le matin. Elle enfouit sa tête sous la couverture et, pressant son visage contre l’oreiller, elle hurla : « Palsambleu ! » C’est ce que criaient les pirates quand ils étaient contrariés.

À la fin de l’enfance, Miss Cook avait développé pour la piraterie un de ses penchants dont personne ne savait rien. Elle possédait un ouvrage en trois volumes sur le sujet : Sir Henry Morgan le boucanier par le capitaine Marryat. À l’instar d’autres livres et objets nocifs, il était caché sous une lame mobile du plancher, sous la table de toilette. L’été précédant celui-ci, une période où elle avait été en assez bonne santé, Florence avait subtilisé les volumes dans une boutique qui vendait entre autres des livres d’occasion. Elle n’avait eu aucun mal à les dissimuler dans ses multiples jupons. Pour soigner l’excitation de Florence, le médecin ne lui avait en effet pas seulement prescrit de l’air frais, mais aussi des vêtements chauds. Elle devait ainsi porter un maillot de corps en flanelle sous sa chemise de nuit et son corset un jour sur deux, même lorsqu’elle gardait le lit. Le chapardage était un de ses penchants. Elle n’y cédait toutefois que très rarement, lorsque c’était vraiment indispensable.

« Notre héros devient un esclave blanc, expliqua Florence à son lait dilué, le pauvre diable manque céder à la folie, mais il est courageux et montre déjà les signes indéniables de sa future carrière. » Tel était le sous-titre du dixième chapitre de Sir Henry Morgan. Florence se leva et s’approcha sans bruit de la porte. La maison était tranquille. Père était encore au travail. Mère, à son cercle de prières. Lizzie, sûrement en train de pleurer dans la cuisine, distraction à laquelle elle occupait la plupart de ses pauses. Quant à Selina, Florence ignorait où elle était passée. Elle regardait probablement Lizzie pleurer. Du haut de ses onze ans, Selina comptait pour du beurre, de toute façon. Elle pouvait surprendre Florence dans n’importe quelle situation, sa langue était liée : Florence connaissait au moins deux douzaines d’histoires de fantômes susceptibles de transformer ses nuits en enfer, et une demi-douzaine de secrets pour la faire chanter.

Florence coinça une chaise sous la poignée de la porte, alla prendre une corde sous la lame mobile du plancher et attacha ses jambes au montant du lit, des chevilles aux genoux.

Elle fit des nœuds, des nœuds coulants, emmêla bien le tout, termina par un nœud triple. Puis elle croisa les mains sous la tête et se coucha sur le dos. Le sol était froid, ses jambes dénudées jusqu’aux cuisses ; entre les liens, sa chair formait des bourrelets blancs. Le montant du lit s’enfonçait au creux de ses genoux. « Avec l’aide du diable, brigand, libère-toi », marmonna Florence. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle était en train de faire.

L’après-midi promettait d’être long. Selina Cook, installée comme souvent dans l’armoire pour surveiller sa sœur, suivait avec étonnement la lutte de Florence à travers la porte entrebâillée.

Les mains enchevêtrées derrière la tête, elle se mit à se tortiller d’un côté puis de l’autre. Les cordes, loin de se desserrer, s’enfoncèrent dans sa peau. Elle exhorta mentalement ses talons à rétrécir, à s’assouplir, voire à disparaître tout à fait, pour que la corde pût glisser sur ses pieds ; en vain. Ses longs orteils s’agitaient dans le vide, s’écartaient, se crispaient, sans jamais parvenir à attraper les liens. Florence tira, força, essaya de ramper en arrière, sur le dos. Le lit bougea, le sommier craqua, la corde tint bon. Florence détacha ses mains, se redressa sur les épaules, puis sur les avant-bras. Elle jura : « Palsambleu ! », puis : « Maudit bataillon, sacrebleu ! » Elle tenta de se désentortiller en se tournant vers la droite, puis vers la gauche, mais rien ne se passa ; il n’y avait pas suffisamment de jeu entre son corps, la corde et le lit pour espérer libérer quoi que ce fût par un mouvement de friction. Finalement, au prix de grands efforts, elle parvint à se mettre debout. La voilà donc sur ses pieds, la tresse ébouriffée, les joues écarlates, à sautiller sur place. Ce qui fit bouger les choses, mais pas suffisamment. Florence agrippa le montant du lit et ses chevilles et se mit à secouer. Son postérieur tressaillait. Sa chemise de nuit tremblait. Dans l’armoire, Selina mit la main devant la bouche pour s’empêcher d’éclater de rire ou de fondre en larmes. L’expression de Florence était terrifiante. Selina se demanda s’il n’était pas temps de dire une prière, mais peut-être était-il interdit de prier dans une armoire. Les chevilles de Florence étaient écorchées, elle souffrait, elle saignait même par endroits, mais la corde tenait bon. Elle tomba la tête la première sur le lit, les fesses en l’air, maudissant la mécanique de l’articulation du genou humain. Elle secoua, força, poussa des gémissements. Selina se mit à trembler. L’heure du thé approchait. Florence devrait bientôt être couchée dans son lit, Selina sortir de l’armoire, la corde retourner dans sa cachette sous la lame du plancher, la chaise libérer la poignée de la porte. Florence avait les pieds engourdis, les genoux endoloris. Elle tira une dernière fois sur la corde, puis s’immobilisa. « Au large de La Barbade, marmonna Florence, notre héros devint grand amiral sous douze voiles. » Elle inspira, expira. Se laissa retomber lentement sur le sol. Et quelque chose se relâcha. S’assouplit. Les pieds de Florence, ses talons, ses chevilles, ses tibias, ses mollets se changèrent en bouillie, en eau, en air, et glissèrent hors de leurs liens, comme si tous ces tourments n’avaient été qu’une simple plaisanterie, et l’affaire fut résolue, trouva Selina, de manière assez suspecte.

La corde pendait au montant du lit ; les nœuds étaient toujours là. Florence, délivrée, se recoiffa et tira sa chemise de nuit sur ses jambes.

– Oh, dit-elle.

Puis elle rangea la corde sous la table de toilette et fit sortir Selina de l’armoire, où elle avait commencé à prier à haute voix.

– Tout ce qui adviendra aujourd’hui, expliqua Florence à sa petite sœur, sera important pour demain et toutes les années à venir. C’est ce qu’on appelle un présage.

– Merci, bégaya Selina, puis : Je t’en prie, ne fais pas ça !

Florence n’avait plus besoin de menacer Selina pour lui faire peur ; Selina s’en chargeait elle-même.

Au soir de la journée la plus riche en événements de cette année 1869, Mrs Cook rapporta à son époux une anecdote qu’elle tenait de son cercle de prières et qui la ravissait autant qu’elle l’épouvantait. Lizzie, qui s’affairait auprès de la cheminée, avait tout écouté et répété aux filles ; malgré son caractère larmoyant, Florence jugeait son esprit plutôt vif : elle avait probablement retenu l’essentiel de l’histoire.

L’une des femmes du cercle de prières, devenue veuve tout récemment, rapporta Lizzie, avait participé à une séance – comme Selina allait bientôt redouter ce simple mot de « séance » ! –, ainsi que l’on appelait cette pratique inspirée d’une mode américaine au cours de laquelle on amenait les âmes des défunts, par la ruse, à envoyer un signe aux personnes présentes. Il s’agissait d’une séance tout à fait chrétienne, avait assuré la veuve, puis Mrs Cook, et répété Lizzie, où l’on avait entonné de fervents cantiques, et rien d’inconvenant ni d’effrayant n’avait eu lieu. L’audience était exclusivement féminine, et l’invitation venait d’une dame respectable qui avait déjà remporté quelques succès en tant que médium – le mot était nouveau pour les filles Cook – et qui organisait, contre une participation modique, ce genre de rencontres chez elle, dans son salon, à la tombée de la nuit et à la lueur des bougies.

Selon la veuve, quantité d’âmes pieuses, attirées par les cantiques, s’étaient bientôt rassemblées dans le salon pour donner aux participantes un signe de leur présence. Mr Cook avait alors interrompu sa femme, rapporta Lizzie, pour lui demander si la table avait grondé ou frappé des coups, ou carrément rué contre les dames telle une jument. Mrs Cook s’était fâchée tout rouge et avait affirmé que la table – comme le simple mot « table » effrayait Selina à présent ! – avait simplement répondu à des questions simples par quelques mouvements brefs, comme un manipulateur morse, disant « oui » ou « non », en fonction d’un code préétabli.

Le défunt époux de la participante – c’est ce qui avait le plus ému Mrs Cook – avait ainsi répondu « oui », un simple oui à chacune des questions que son épouse lui avait adressée. « Comment te portes-tu ? », « Es-tu en paix ? », « Es-tu auprès de Dieu ? » – « Oui », à chaque fois, sans craquement ni grincement, et toujours au même rythme. Et ces coups brefs, austères, avaient permis à la veuve de reconnaître son mari sans le moindre doute, car il frappait ses coups comme il parlait autrefois, sur un ton laconique, un peu bougon. Et pourtant, rapporta Lizzie, il avait fait tout ce chemin depuis l’au-delà pour répondre d’un oui maussade aux questions tout à fait banales de son épouse. Il n’était pas question d’héritage ni d’affaires à régler, non, elle ne lui demandait rien de spécial, au fond, et pourtant, il avait continué à frapper, infatigable, jusqu’à ce que sa veuve éclate en sanglots ; à ce moment-là, rapporta Lizzie, Mrs Cook avait elle aussi versé une larme.

– Quand est-ce que l’homme s’en est allé ? gémit Selina.

– Que faisait l’hôtesse pendant ce temps ? s’enquit Florence ; que faisait-elle exactement ? Comment la séance s’est-elle déroulée ? Dans quelle pièce ? Comment la médium s’y est-elle prise, de quel don dispose-t-elle, de quel savoir-faire, de quelle légitimité ?

Lizzie se mit à rire. Elle ne pouvait répondre aux questions des filles. Peut-être le défunt, une fois appelé, continuait-il à frapper ses coups jusqu’à aujourd’hui, qu’en savait-elle ? Mrs Cook ne l’avait pas précisé. La discussion ne s’était pas éternisée, abrégea la bonne avant d’entreprendre de consoler Selina, qu’étreignait à présent une crainte du monde tout entier ; elle était à bout de nerfs.

Florence Cook, elle, était restée sur sa faim. Elle eut du mal à dormir, cette nuit-là. Mais le lendemain matin, elle se réveilla en pleine forme, et le resta définitivement.

 

 

3

 

 

Le 5 décembre 1870, le cuirassé HMS Urgent quitta le port de Portsmouth ; à son bord, une équipe de scientifiques partant observer l’imminente éclipse totale de Soleil à Oran, en Algérie. L’expédition était dirigée par Mr Huggins, retraité de la brasserie qui s’était fait un nom dans le domaine de l’astronomie spectroscopique. Y participaient également : John Tyndall, physicien et alpiniste, Mr Gladstone de l’Observatoire de Greenwich, le révérend Howlett, qui avait un bon coup de crayon, Mr Ladd, fabricant d’instruments scientifiques, un groupe d’étudiants d’Oxford qui veillaient sur leur précieux polariscope, ainsi que William Crookes qui, s’il était considéré à raison comme le virtuose de la spectrographie chimique, ne comprenait pas grand-chose aux rayons solaires ; il était là en tant que correspondant du Times et de l’Echo.

Crookes partait avec des sentiments mêlés : depuis la mort de Philip, les bateaux, entre autres, lui faisaient horreur. Un soupçon de mal de mer ainsi qu’un léger vertige l’avaient envahi avant même de poser un pied à bord de l’Urgent et, une fois embarqué, il se rendit compte qu’il avait oublié à la maison la plupart des notes qu’il voulait emporter, et trimballait à la place toutes sortes d’objets inutiles : un tube à vide, des quantités astronomiques de fil de magnésium, l’indicateur de Faraday acheté chez Newman sur Regent Street, deux fez et un nombre suffisant de cigares pour tenir un siège de trois mois. Il allait devoir solliciter l’aide du professeur Tyndall et de Mr Huggins pour acquérir suffisamment de connaissances sur les éclipses durant la traversée, ce qui ne lui plaisait guère. Sa cabine non plus ne lui plaisait guère. Un dense brouillard enveloppait Portsmouth. Crookes versa de la poudre de Seidlitz dans un verre d’eau et l’avala avec de la chlorodyne.

À Londres, Mrs Crookes lisait le Daily Telegraph, qui publiait sur l’expédition un long récit passablement poétique. « La conquête d’une couronne solaire, pouvait-on lire, comme celle de toute autre couronne, justifie les plus grands efforts. Et si Neptune nous en veut encore d’avoir profané ses mers et ses rivages de nos câbles télégraphiques, nous lui demandons grâce pour nos courageux négociants des splendeurs célestes, nos chasseurs de rayons et pêcheurs de lumière, qui n’ont pour tout salaire que l’or du Soleil et l’argent de la beauté macrocosmique. Ceci n’est pas une “nef des fous”, comme disent les Allemands, mais une “nef des philosophes”. Et si Horace était à son bord, il composerait une ode, sic te diva potens Cypri… »

Nelly Crookes reposa le journal. Manifestement, le bateau venait juste de partir. L’éditorialiste ignorait tout du destin de l’expédition.

 

 

Mrs Crookes était de nouveau en deuil, d’une tante cette fois, et allait incessamment mettre au monde son huitième enfant. Elle soupira, eut un renvoi, soupira encore, trempa les lèvres dans sa liqueur. Une femme enceinte en deuil est un bien triste spectacle, pensa Mrs Crookes. Elle se dit une nouvelle fois qu’elle n’avait jamais pu souffrir son jeune beau-frère, ce Philip aux joues rouges et aux cheveux toujours humides de sueur, le « petit Philip », comme on disait dans la famille, avec ses discours assommants sur la gutta-percha et les courses de chevaux. Sa tante non plus, elle ne l’avait pas aimée. Mrs Crookes s’enfonça davantage dans son canapé, c’était là le privilège des futures mères, et épia le bourdonnement étouffé et quelque peu larmoyant qui traversait l’espace la séparant de la chambre des enfants et qu’aucun mur, aucun escalier ne parvenait à escamoter. Au moins, se dit Mrs Crookes, le deuil d’une tante n’exige pas de porter du crêpe, on peut la pleurer dans la soie. Mais le prochain décès ne tarderait pas à arriver. Ainsi que le prochain enfant. Il y avait dans son armoire une robe bleue qu’elle rêvait de porter depuis des années. Elle était déjà passée de mode ; quant à Nelly, elle était toujours enceinte, et toujours en noir. C’était désespérant.

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trad. Stéphanie Lux
05/09/2018 208 pages 20,50 €
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