#Roman étranger

Le Ministère du Bonheur Suprême

Arundhati Roy

Le Ministère du Bonheur Suprême nous emporte dans un voyage au long cours, des quartiers surpeuplés du Vieux Delhi vers la nouvelle métropole en plein essor et, au-delà, vers la Vallée du Cachemire et les forêts de l'Inde centrale, où guerre et paix sont interchangeables et où, de temps à autre, le retour à "l'ordre" est déclaré. Anjum, qui fut d'abord Aftab, déroule un tapis élimé dans un cimetière de la ville dont elle a fait son foyer. Un bébé apparaît soudain un peu après minuit sur un trottoir, couché dans un berceau de détritus. L'énigmatique S. Tilottama est une absence autant qu'une présence dans la vie des trois hommes qui l'aiment. Cette histoire d'amour poignante et irréductible se raconte dans un murmure, dans un cri, dans les larmes et, parfois, dans un rire. Ses héros sont des êtres brisés par le monde dans lequel ils vivent, puis sauvés, réparés par l'amour et l'espoir. Aussi inflexibles que fragiles, ils ne se rendent jamais. Ce livre magnifique et ravageur repousse les limites du roman dans sa définition et dans sa portée. Vingt ans après Le Dieu des Petits Riens, Arundhati Roy effectue un retour époustouflant à la fiction.

Par Arundhati Roy
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature étrangère

Aux Inconsolés

 

 

Je veux dire, tout dépend de ton cœur…

NZIM HIKMET

 

 

1


OÙ LES VIEUX OISEAUX VONT-ILS MOURIR ?

 

Elle vivait dans le cimetière à la façon d’un arbre. À l’aube, elle assistait au départ des corbeaux et accueillait le retour des chauves-souris. Au crépuscule, c’était l’inverse. Entre leurs allées et venues, elle s’entretenait avec les fantômes des vautours qui hantaient ses branches hautes. L’accroche délicate de leurs serres lui causait la douleur légère que ressent un membre amputé. Elle en déduisait qu’ils n’étaient pas vraiment fâchés d’avoir pris congé, de s’être absentés de l’histoire.

Au début, lorsqu’elle était venue s’y installer, elle avait enduré des mois de cruauté insouciante comme l’aurait fait un arbre, sans broncher. Elle ne se retournait pas pour voir quel mouflet lui avait jeté une pierre, ne se dévissait pas le cou pour lire les insultes gravées dans son écorce. Quand les gens l’invectivaient – clown sans cirque, reine sans palais –, elle laissait la blessure traverser ses branches comme une brise, et de la musique de ses feuilles bruissantes elle tirait un baume pour apaiser la douleur.

Il avait fallu attendre que Ziauddin, l’imam aveugle, ancien guide de la prière à la mosquée de Fatehpuri, se prît d’amitié pour elle et commençât à lui rendre visite pour que le voisinage décide qu’il était temps de la laisser tranquille.

Bien des années plus tôt, un homme qui connaissait l’anglais lui avait dit que son nom écrit à l’envers (en anglais) donnait Majnu et que, dans la version anglaise de Laila et Majnu, Majnu s’appelait Roméo, et Laila, Juliette. Elle était partie d’un rire formidable. « Vous voulez dire que j’ai concocté une bouillie riz-lentilles avec leurs deux histoires ? avait-elle demandé. Que vont-ils faire quand ils s’apercevront que Laila était peut-être Majnu et que Romi était en réalité Juli ? » Lors de leur rencontre suivante, l’Homme Qui Connaissait l’Anglais avait déclaré qu’il s’était trompé. Son nom épelé à l’envers donnait Mujna, ne désignait personne et ne voulait rien dire. À cela, elle avait répondu : « Qu’importe. Je suis tous ces gens à la fois, Romi et Juli, Laila et Majnu. Et Mujna, pourquoi pas ? Qui dit que je m’appelle Anjum ? Je ne suis pas Anjum. Je suis Anjuman. Je suis un mehfil, un rassemblement. De tous et de personne, de tout et de rien. Qui d’autre voudriez-vous inviter ? Tout le monde est le bienvenu. »

Sortie subtile, l’avait complimentée l’Homme Qui Connaissait l’Anglais. Personnellement, il n’y aurait jamais pensé. « Comment auriez-vous pu, étant donné votre niveau d’ourdou ? avait-elle répliqué. Qu’est-ce que vous croyez ? Que l’anglais rend automatiquement intelligent ? »

Il avait éclaté d’un rire contagieux et partagé avec elle une cigarette filtre. Il s’était plaint que les Wills Navy Cut étaient courtes, trapues, qu’elles ne valaient pas leur prix. Elle les préférait mille fois aux Four Square ou aux très viriles Red & White.

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trad. Irène Margit
04/01/2018 540 pages 24,00 €
Scannez le code barre 9782072727320
9782072727320
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