#Roman francophone

Alypios

Alexandre Glikine

Septembre 267 après J.-C., dans le Valais. A la suite d'un coup d'Etat sanglant, un esclave sauve son maître d'une mort certaine. Les deux jeunes gens sont alors entraînés dans une incroyable cavale qui doit les mener jusqu'au bout du monde. Une relation amoureuse naît entre l'aristocrate et l'esclave, où s'opposent et s'entremêlent amour et haine, esclavage et liberté, noblesse et veulerie, vie et mort ; combat le plus souvent absurde dans lequel, pourtant, les deux héros parviennent quelquefois, comme par accident, à voler des étincelles de liberté à leur destin.

Par Alexandre Glikine
Chez Editions de La Différence

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Genre

Littérature française

De toute évidence, le travail du poète n’est pas de raconter ce qui s’est passé mais ce qui pourrait se passer : le possible d’après le vraisemblable...

ARISTOTE, Poétique, 1,9

 

 

I

 

Alypios. Ton nom, je crois, signifie Adieu-Tristesse.

C’est du grec, on m’a dit. Je ne connais pas cette langue, mais j’ai entendu ta mère l’expliquer, l’autre jour, à quelqu’un, je ne sais même pas qui c’était, un homme, un visiteur. Je n’ai pas demandé, bien sûr. J’ai entendu. Je me suis tu.

Je ne t’appelle jamais ainsi. Un esclave n’appelle jamais son maître par son nom.

Toi, le grec, tu le sais. Tu le parles avec ceux de ta famille, ta mère, tes sœurs. En dehors, c’est le latin ; avec tes amis, ton père, les militaires qui le servent. Avec nous. Tu as appris quelques mots de notre vieille langue ; des injures, surtout ; mais aussi les noms de quelques arbres, de quelques plantes. Et des pierres.

En latin, tu récites des poèmes – que je ne comprends pas entièrement mais que je trouve caressants à l’oreille.

Tu es intelligent. Cultivé. Tu es beau.
Tu es cruel, aussi, parfois.

Parfois... Oui. Je songe que j’aimerais être toi. Être... Dans ton corps. Ce corps brillant, doux, souple comme celui des statues luisantes d’huile qui rythment les parois des bains et que, vous autres, les Maîtres, vous caressez en passant, d’un geste attentif qui paraît nonchalant... Être l’une d’elles, même. Alors tu me verrais, tu me contemplerais, tu me toucherais. Puisque, je le vois bien, tu les contemples longuement, ces statues d’éphèbes, dans la pénombre des étuves.

Mais qui va contempler le corps d’un esclave ?

C’est que... Si j’étais toi, Alypios, si j’étais dans ton corps...

Je serais un homme libre.

Parfois aussi... Parfois j’imagine que je pourrais, aux cuisines, prendre, voler un petit couteau. Pénétrer dans ta chambre tandis que tu dors, poser délicatement la lame sur ta peau, ta peau si désirable et, doucement, amoureusement, l’enfoncer, l’enfoncer dans ta chair. Parce qu’ainsi je prendrais forme à tes yeux. J’existerais. Tu me verrais enfin, toi qui me vois tous les jours, à chaque heure, à chaque instant, et qui ne me vois jamais.

Toi qui es mon maître et ne l’es pas.
Toi qui, je l’ai dit, es cruel, aussi, parfois. Toi que...
Un jour, sans doute. Un jour je le ferai.

 

 

II

 

Déjà trois ans, Alypios, que l’on m’a attaché à toi. J’ai été acheté pour ça. Trois ans que je te suis partout, aux bains, à la palestre, à cheval le long du fleuve, à la chasse, au banquet. Et que je reste là, silencieux, à porter ton manteau et tes tablettes lorsque tu rencontres ton maître de rhétorique ou celui qui t’enseigne la philosophie. Trois ans que je vous écoute, et que j’apprends en silence. Est-ce bien ? Ai-je raison ? Je n’en sais rien. Souvent, le doute me saisit. Je regrette le temps où, encore enfant, je parcourais les hautes vallées, sage seulement des choses et des gestes quotidiens. C’était une vie dure, dangereuse, où la fatigue du corps était toujours présente. Où la faim tordait souvent le ventre. Ici, dans cette belle ville, civilisée, raffinée même, avec toi, à te suivre, mon corps s’épuise moins. Mon estomac ne me torture plus. Je n’ai plus si souvent froid. J’ai de bons habits et j’ai même droit, de temps en temps, au fond de ta fiole d’huile parfumée. Parfois, la douleur me mord. Parfois, la tristesse. Parfois, la colère.

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20/08/2009 141 pages 13,20 €
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