AVANT-PROPOS
Je n’ai jamais envisagé d’écrire un livre sur le corps. Encore moins sur mon corps. Quelle indélicatesse. Pas plus que je n’ai envisagé d’être malade de la façon mystérieuse et exaspérante dont je l’ai été. Par-dessus tout, il ne m’était jamais venu à l’idée qu’une maladie risquait de mettre au défi mes présomptions les plus enracinées, de m’obliger à repenser la primauté que j’ai toujours accordée au langage et à la vie de l’esprit. À force de textos, de mails, de chats et de blogs, nos cerveaux modernes dévorent notre chair. C’est la conclusion à laquelle une longue maladie m’a amené. Les vampires cérébraux que nous sommes devenus se nourrissent de leur propre sang. Même au club de gym, ou encore lorsque nous courons, notre vie est entièrement concentrée dans la tête, aux dépens de notre corps.
Je n’avais aucune envie de parler à qui que ce soit de ma maladie. Encore moins d’écrire sur le sujet. Il s’agissait précisément des douleurs et des humiliations que l’on apprend très tôt à passer sous silence. Il suffit de regarder les mots qu’emploie la médecine – intestins, fèces, urètre, vessie, sphincter, prostate – pour se rendre compte que ce vocabulaire n’a jamais été destiné à être utilisé en société. Nous nous y refusons. Mon intention, comme celle de tout un chacun, était de m’en ouvrir aux médecins et de feindre que tout allait bien.
Par ailleurs, c’est la réalité, et dans mon cas l’heureuse vérité, à savoir qu’au moment même où le corps médical avait fini par renoncer, et moi par ne plus rien attendre de lui, alors même que je semblais être condamné à vie à la douleur chronique, quelqu’un a proposé un recours insolite : Restez tranquille, et respirez. Je suis resté tranquille. J’ai respiré. Un exercice qui a commencé par me paraître assommant, passablement douloureux, sans efficacité immédiate. En fin de compte, il s’est avéré tellement enthousiasmant, tellement transformateur, sur un plan à la fois physique et mental, que j’ai commencé à penser que ma maladie avait été un coup de chance. Si je n’étais pas le plus grand des sceptiques, je dirais qu’elle m’avait été envoyée d’en haut pour m’inviter à changer mes habitudes. En tout cas, l’histoire était à présent devenue une énigme trop séduisante pour ne pas être mise par écrit.
Tout cela se résume, me semble-t-il, à une extraordinaire discordance entre les êtres que nous sommes et la façon dont nous vivons. J’ai grandi dans une famille anglicane évangéliste. Ses membres étaient aussi de bons bourgeois britanniques. Ce qu’ils nous ont inculqué par-dessus tout quand nous étions enfants, c’étaient la détermination, la notion de priorité. Tout ce qui concernait le monde avait été compris depuis fort longtemps, les bons choix étaient donc évidents. Nous devions sauver nos âmes, nous devions sauver d’autres âmes, nous devions réussir à l’école, nous devions aller à l’université et décrocher de bons boulots. Et nous devions nous marier et avoir des enfants qui partageraient nos objectifs et vivraient de la même façon que nous. Même chanter avait un but. Celui de glorifier le Seigneur. Quand nous jouions, nous étions des soldats résolus à nous entretuer, pour une bonne cause. Quand nous faisions du sport, il nous fallait évidemment gagner.
Extraits
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