Souvent avec le lecteur, à la fin tombe de haut, surpris et enthousiasmé par le rebondissement final qui l'entraînerait presque à se replonger dans la lecture pour retrouver le passage qui a fait basculer l'histoire dans cet épilogue inattendu. Souvent le jeu de l'auteur avec son lecteur est un pur divertissement, un plaisir complice, une aubaine.
Cette fois-ci, c'est un peu différent. Si la fin est plus classique que d'ordinaire, s'il y a peut-être moins de rebondissements, de fausses pistes pour égarer l'attention du lecteur, la maîtrise de la tension est toujours aussi impeccable, les effets de suspense assez toniques pour placer le lecteur en état d'excitation permanente, et empêcher toute trêve dans la lecture.
De plus, cette écriture quasi-cinématographique, réellement époustouflante, offre, en simultané, une intrigue visuelle, réaliste et très expressive, pénétrante, presque palpable. Enfin, placée au cœur d'un milieu ordinaire et populaire, dépeinte avec acuité et beaucoup de justesse, l'histoire à certains moments a des reflets de Comédie humaine.
Antoine a douze ans lorsqu'il tue par accident Rémi, son jeune voisin. L'histoire se déroule en décembre 1999. Paniqué, anéanti par ce mauvais geste, effrayé à l'idée d'être arraché à sa mère (qui ne s'en remettrait pas), il décide de cacher le corps dans le bois dense de Saint-Eustache à Beauval. Suite à la disparition de ce jeune enfant de six ans, tout le village est en alerte. Les journalistes de télé, les gendarmes, tous posent des questions aux villageois et à Antoine, l'un des derniers à avoir vu la victime.
Angoissé, éprouvé par la culpabilité, l'enfant, fébrile, prêt à faillir, trouve finalement l'apaisement temporaire lorsque la région est brutalement secouée par deux tempêtes intenses et dévastatrices, Lothar et Martin. Les priorités ont désormais changé. Antoine échappe à cet acte meurtrier. Jusqu'à ce qu'il se rappelle à lui, près de dix ans plus tard, d'une manière totalement stupéfiante et au final, prenne les rênes de son existence tout entière.
"La réalité n'était qu'une question de volonté, il ne servait à rien de se laisser envahir par des tracas inutiles, le plus sûr pour les éloigner était de les ignorer."
Et comme avec Pierre Lemaître, le lecteur sait que la morale n'est pas nécessairement sauve, qu'il y a des chances pour, qu'une fois, de plus, l'idée qu'il se fait des personnages soit erronée, il n'a pas d'autre choix : lire sans relâche pour contenir l'agacement, satisfaire sa curiosité. Et se surprendre une fois encore, presque malgré lui.
Ces lieux familiers le ramènent à la vie, mettent le cauchemar à distance."
Au-delà de l'intrigue haletante, (mais, pour un lecteur fidèle, pas aussi renversante qu'à l'ordinaire, un peu moins convaincante), c'est la description de ce village, l'attention fine portée aux différents comportements humains qui captivent davantage, densifient l'histoire. De madame Courtin la mère d'Antoine "une femme à principes, comme souvent les mères seules", des parents de Rémi, des voisins, des copains de classe, du Maire, du docteur Dieulafoy ,de l'usine de jouets en bois Weiser qui, "en étant menacée, menaçait un peu tout le monde", de la mort du chien, violente, des éclats de voix, des commérages, des intérieurs simples de maisons, du bois mal entretenu… Pierre Lemaître donne à voir, à ressentir, avec brio, l'ambiance d'un village français en déclin, resserré, tantôt solidaire, tantôt aux aguets, méfiant. Proche et familier.
Enfin, lorsqu'il rend compte des pensées intimes d'Antoine, de ses peurs, de sa panique, de sa paranoïa, de sa tristesse, de sa solitude, de ses contradictions, de sa fragilité, mais aussi de sa maîtrise de plus en plus diabolique des événements qui se succèdent, c'est avec la même proximité, la même disposition qu'il intègre le lecteur aux émotions d'Antoine.
A ce point associé, le lecteur n'a pas envie de s'échapper.