Editeur
Genre
Littérature étrangère
Quai Voltaire
JE levai les yeux à cause du rire, et je continuai à regarder à cause des filles.
Je remarquai leurs cheveux tout d’abord, longs et pas coiffés. Puis leurs bijoux qui captaient l’éclat du soleil. Toutes les trois étaient trop loin, je ne voyais que les contours de leurs traits, mais ça n’avait pas d’importance : je savais qu’elles étaient différentes de toutes les autres personnes dans le parc. Les familles attendaient leur tour devant le grill pour acheter des saucisses ou des hamburgers. Des femmes en chemisiers à carreaux qui se collaient contre leurs amoureux, des enfants qui lançaient des boutons d’eucalyptus aux poules sauvages qui envahissaient l’allée. Ces filles aux cheveux longs semblaient glisser au-dessus de tout ce qui les entourait, tragiques et à part. Tels des membres de la famille royale en exil.
Je les observai bouche bée, sans honte, ni retenue : il me paraissait impossible qu’elles se tournent vers moi et me remarquent. J’avais oublié mon hamburger posé sur mes genoux, la brise transportait la puanteur du fretin venant de la rivière. C’était l’époque où j’examinais et classais immédiatement les autres filles, consciente chaque fois de tout ce qui me séparait d’elles, et je vis tout de suite que celle aux cheveux noirs était la plus jolie. Je m’y attendais, avant même d’avoir pu discerner leurs visages. Une impression surnaturelle flottait autour d’elle et une robe à smocks sale couvrait à peine son cul. Elle était flanquée d’une rouquine maigre et d’une fille plus âgée, aussi pauvrement vêtues. Comme si on les avait repêchées dans un lac. Leurs bagues bon marché ressemblaient à des jointures supplémentaires. Elles s’aventuraient le long d’une frontière tortueuse, entre la beauté et la laideur, créant dans leur sillage une onde d’agitation. Les mères cherchaient leurs enfants du regard, mues par un sentiment qu’elles ne pouvaient pas nommer. Les femmes prenaient la main de leur amoureux. Les rayons de soleil transperçaient, comme toujours, les arbres – les saules endormis, le vent chaud qui soufflait sur les couvertures de pique-nique –, mais l’ambiance ordinaire était perturbée par le chemin que traçaient les filles dans le monde normal. Aussi racées et inconscientes que des requins qui fendent les flots.
PREMIÈRE PARTIE
ÇA commence par la Ford qui remonte au ralenti l’allée étroite, le doux bourdonnement du chèvrefeuille qui épaissit l’atmosphère du mois d’août. Les filles assises à l’arrière se tiennent la main, les vitres sont baissées pour laisser entrer le suintement de la nuit. La radio diffuse de la musique jusqu’à ce que le conducteur, nerveux soudain, l’éteigne d’un geste brusque.
Ils escaladent le portail, encore orné de décorations de Noël. Ils rencontrent d’abord le calme muet du cottage du gardien ; celui-ci somnole sur le canapé, ses pieds nus posés côte à côte comme deux miches de pain. Dans la salle de bains, sa petite amie efface les demi-lunes brumeuses de son fard à paupières.
Extraits
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