Le hasard des commémorations veut que la même année 1992 fasse se rencontrer deux événements : la découverte de l'Amérique et la mort de Montaigne. Mais quel rapport peut-il bien exister entre eux? Ne serait-ce pas qu'en assumant avec générosité l'ambivalence de sa singularité, qu'en accueillant libéralement en lui l'inquiétante étrangeté du désir (que ce désir soit réussite ou malheur), l'auteur des Essais inventerait proprement l'anthropologie moderne comme adhésion profonde de l'humain à ce qui constitue l'ordre événementiel et générique de l'univers phénoménal? De la mélancolie de l'écrivain qui choisit le risque de faire parler ses particularités idiosyncrasiques, à la violence rituelle des Cannibales du Brésil où cette chose qu'est le corps de souffrance est organiquement coextensible au corps social, en passant par les aléas du voyage dont l'inclination suit la pente heureuse des accidents physiologiques et des stases humorales jusqu'à la constitution d'une réelle culture de la mélancolie, Montaigne voudrait-il donc nous rappeler que la douleur du monde et la cicatrice de la vie permettent en vérité à l'homme de toucher à travers cette chute aux instants miraculeux de sa propre naissance et de revivre avec bonheur sa scène originelle?
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