Editeur
Genre
Littérature étrangère
PREMIÈRE PARTIE
LETTRE À FRANTZ FANON
Je suis assis devant un fond de vin rouge dans le petit jardin d’une petite maison bretonne. J’ai passé cette matinée comme la plupart des autres cet été à tenter de sauver une vie, à ajouter quelques mots, quelques phrases à la longue lettre que je t’adresse, Frantz Fanon, mort près d’un demi-siècle avant que je ne commence à t’écrire, à écrire presque tous les jours, dehors lorsque le temps le permet, assis chaque matin dans un jardin, en France, la France que tu revendiquais comme mère patrie, pour laquelle tu t’es battu et as versé ton sang, au nom de laquelle tu as été blessé en 1944 dans les environs de Lyon, avant de te retourner contre elle pendant la guerre d’Algérie, de te battre contre elle jusqu’à ce que tu succombes à, dit-on, une leucémie, en 1961, dans un hôpital, aux États-Unis, le pays que, de mon côté, j’appelle ma patrie. Ton pays la France, ta langue le français, alors que tu étais né en Martinique à des milliers de kilomètres de l’endroit où je me trouve ce soir, à penser à toi, Fanon, à ta vie brève quoique ô combien pleine, à penser au fait que soixante-cinq années de ma propre existence très remplie ont de même passé tout aussi vite que la pensée fugace qui vient de me traverser l’esprit à leur propos. Ton parcours a beau avoir été extraordinaire, en réalité il ressemble au mien, à celui de tout un chacun, une histoire de plus, rien d’autre, mais le fait que j’ai choisi de l’évoquer ou, plutôt, qu’il m’a choisi, pour des raisons que, chemin faisant, j’essaie de comprendre, des raisons qui d’ailleurs pourraient bien expliquer pourquoi j’ai pris ce chemin-là, oui ce choix me fait comprendre qu’une vie est en jeu. La vie de qui et pourquoi, cela aussi j’essaie de le comprendre.
Je décrirai plus loin plus en détail cette soirée-ci, Fanon, mais d’abord je dois présenter le projet qui me travaille depuis longtemps, depuis quarante ans au moins, depuis que j’ai découvert ton dernier livre, Les Damnés de la terre. Bien que le pensum que j’appelle mon « projet Fanon » ait pris au fil des ans maintes formes, au début, il a clairement été une tentative pour te ressembler : je voulais devenir un écrivain qui dirait la vérité sur la couleur et l’oppression, qui dénoncerait les mensonges colportés sur les races et révélerait la façon dont on emploie le concept de « race » comme arme pour détruire les gens. Je voulais devenir quelqu’un, quelqu’un d’une honnêteté sans faille, redouté comme Frantz Fanon, qui par ses paroles et ses actes pourrait démarrer une révolution, pourrait — qui sait — contribuer à libérer le monde du fléau du racisme. Au fil des ans, tandis que je me résignais peu à peu au fait que j’étais incapable de suivre ton exemple, mon « projet Fanon » s’est déplacé, je me suis mis à écrire sur mes désillusions — sur mon compte et sur le compte de mon pays —, sur la honte, la culpabilité, les occasions manquées, le prix à payer quand on n’arrive pas à être à la hauteur de ses idéaux. Naturellement, la perception que j’ai de toi a évolué au fur et à mesure que je changeais moi-même et que le monde changeait autour de moi. Néanmoins, mon projet a continué de germer, jamais oublié, jamais réalisé, souvent regretté, moins modèle guidant mes actes que source d’anxiété, conscience d’une ambition insatisfaite, crainte que la nation dont je me réclame et moi-même soyons un jour confrontés à un Jugement accablant. Pendant toute cette période, j’ai écrit de nombreux livres dans l’espoir chaque fois qu’ils ne déshonoreraient pas Frantz Fanon et ne compromettraient pas irrémédiablement mon projet initial. Et puis, il y a cinq ou six ans, mon projet prit une nouvelle direction : si je ne pouvais vivre ta vie, ne pourrais-je l’écrire ? À la Martinique, je suis tombé sur ton portrait bombé, stencil sur un mur à l’image de mon projet quasiment effacé, si bien qu’il me fallut deux jours pour te reconnaître après que tu eus surgi là, au milieu de nulle part, dans un pré où paissaient des vaches près de la plage, ton visage sur un modeste bunker en béton, propriété d’une entreprise énergétique qui produisait l’électricité pour le secteur de l’île, Sainte-Anne, où je séjournais dans un hôtel club, en vacances avec une Française que j’avais rencontrée peu avant, pour laquelle j’avais eu le coup de foudre et que j’ai fini par épouser. Les péripéties de ma quête de Fanon figureront peut-être dans ces pages, peut-être pas. J’espère que oui. J’espère qu’il est encore temps d’établir le contact.
Extraits
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