Editeur
Genre
Sciences historiques
INTRODUCTION
Le séisme féministe
À l’échelle de l’histoire humaine, l’émancipation féminine a été fulgurante. Définies pendant des siècles, des millénaires même, selon une essentielle infériorité synonyme de soumission, les femmes ont soudainement accédé à la liberté. Entre les années 1970 et aujourd’hui, leur condition a changé du tout au tout au gré d’une dynamique irrésistible d’affranchissement et de légitimation sociale. S’extirpant du cadre domestique où elles étaient cantonnées, elles ont investi le monde, dans tous les domaines et à tous les échelons. Voilà comment, en quelques décennies, les femmes sont devenues des individus de droits en tous points similaires à leurs homologues masculins. Nous en avons ainsi fini avec leur séculaire minoration. Plus de division sexuée des tâches, plus de hiérarchie implicite des rôles, plus d’exclusivité d’aucune sorte, mais le seul principe de l’égalité des sexes à défendre et à garantir toujours davantage.
Curieusement, ni la rapidité ni l’intangibilité de ce processus ne sont reconnues dans leur portée décisive. On s’attache à souligner la lenteur, la fragilité et la contingence d’une évolution qui se révèle tout à l’inverse soutenue, durable et absolue. À se concentrer de la sorte sur les ratés et les incomplétudes de l’égalisation des conditions féminine et masculine, on ne prend pas assez la mesure du caractère inéluctable de leur homogénéisation. Il est vrai que certains acquis de la lutte pour l’émancipation demeurent soumis à des atteintes récurrentes et qu’il arrive que l’on observe des retours en arrière inquiétants. Il n’est pas question de le nier, mais d’observer que la focalisation sur ces problèmes concourt à entretenir la myopie qui caractérise notre regard sur la place des femmes dans la sphère occidentale — car, on l’aura compris, nous nous limitons à ce cadre.
En chaussant les lunettes de l’histoire, nous voulons corriger cette vision troublée et mettre en lumière l’envergure de l’action et de la pensée féministes. Il y va de bien plus que de la simple application du principe égalitaire aux deux sexes. Superficiellement, on peut l’interpréter comme une dynamique de rattrapage : il s’agissait de faire accéder les femmes au statut d’individu libre et égal qui était celui des hommes depuis l’avènement des démocraties libérales. Plus en profondeur, il faut repérer ce mouvement par lequel, en bouleversant la définition du sujet féminin, les militantes de la cause des femmes ont modifié l’organisation même des sociétés. Ainsi, à rebours des interprétations qui font de la théorisation démocratique du politique l’événement fondateur de notre monde moderne, nous entendons montrer que le moment féministe constitue un tournant au moins aussi déterminant, marqué par l’avènement d’une nouvelle condition humaine dans le cadre d’un réordonnancement complet de l’être-ensemble.
Extraits
Commenter ce livre