#Roman francophone

La passerelle du temps

Maha Baaklini Laurens

Un village dans la montagne libanaise, à la veille de la guerre civile. Chrétiens et druzes y coulent des jours paisibles en dépit d'une méfiance séculaire. Entre les deux communautés, des amitiés sincères se tissent, des amours impossibles se nouent. Parfois, des bagarres éclatent à l'occasion d'élections ou de la construction d'une église. Les querelles ne durent pas et se résolvent à l'ombre d'un citronnier, autour d'une partie de cartes. Jusqu'au jour où le mot «grenade» cesse d'évoquer un fruit. Les hommes se transforment en soldats intrépides, les femmes en mères inquiètes, les enfants en cibles faciles. Là où se vendaient des légumes se vendent désormais des armes. Là où les couples s'embrassaient gisent maintenant des obus. Le village retrouvera-t-il sa tranquillité ? Avec un sens inné du récit, un incroyable talent de dialoguiste et une connaissance parfaite du Liban, Maha Baaklini Laurens relate le quotidien de la guerre et de la paix.

Par Maha Baaklini Laurens
Chez Cerf

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Editeur

Cerf

Genre

Littérature française

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Pour Tony, Bibi, Henry,

Jacques Joe et ses cousins.
Et pour la belle brune
et l’« ambassadeur des pauvres » partis trop tôt. Pour Moura et Raymond...

Ce pan de mémoire dont ils sont la trame.

 

 

 

Un chapeau américain

 

 

Mon grand-père paternel est rentré d’Amérique avec un petit pécule et sa femme avec un grand chapeau.
Le bateau accosta à Beyrouth un matin de fin septembre. Les deux voitures du village s’ébranlèrent aux aurores pour aller les chercher. La vieille Chevrolet, jugée la plus vaillante des deux, était destinée au transport des voyageurs, tandis que sa congénère, une guimbarde arborant fièrement le nom de Ford mais qui ne pouvait rouler plus d’une quinzaine de minutes sans s’arrêter pour laisser refroidir le moteur, devait se charger des malles.
La veille, les deux sœurs de mon grand-père firent le grand ménage de la maison. Adèle l’aînée, lava à grandes eaux le pavé en béton et nettoya à l’aide d’une brosse dure les piliers du salon sur lesquels s’appuyaient des voûtes en forme d’arc, s’échinant à débusquer les saletés incrustées dans les anfractuosités des vieilles pierres. Ces pierres solidaires « qui se soutiennent les unes les autres. Il suffit qu’une d’elles tombe pour que s’effondre tout l’édifice ».
La terreur que m’inspirait cette perspective quand j’étais petite !
« Il n’y a plus qu’à l’applaudir pour qu’elle se mette à danser ! » Dit-elle satisfaite à « Martha la mineure » en voyant la maison rutilante fleurant le savon frais et la lavande. Pouponnée et bichonnée, comme une mariée le jour de ses noces.
Ce matin, après s’être assurée du départ des deux voitures, Adèle prit deux paniers en osier et se rendit à grands pas à Ras el Mel, à l’entrée sud du village, là où la famille possède un terrain planté de vignes et quelques arbres fruitiers. Elle cueillit des grappes de raisin blanc encore baignées de rosée, en remplit le grand panier, le recouvrit de feuilles de vignes puis s’enfonça dans les genêts broussailleux jusqu’au talus en bordure de leur terrain où poussait un figuier géant qui déployait généreusement ses branches nouées. Elle en attrapa une. L’odeur de figue lui emplit les narines. Elle sourit d’aise. Depuis le départ de son frère en Amérique, elle ne put manger de figues sans un pincement au cœur. « C’est son fruit préféré », ne manqua-t-elle de rappeler d’une voix étreinte par l’émotion.
Ses deux paniers remplis elle se hâta de rentrer chez elle pour préparer à manger pour... elle ne sait combien de personnes. À peine eutelle ouvert la porte de la maison familiale qui donne sur la place du village qu’une cohorte de parents et de badauds s’y engouffra. Les premiers arrivés se mettant à accueillir les autres comme s’ils étaient chez eux.
Les femmes de la famille et les voisines s’affairaient joyeusement. Le salon bruissait de rumeurs : « Il paraît qu’il a fait une sacrée fortune en Amérique ! »
« Dans ces contrées lointaines, les femmes changent de couleur de cheveux en fonction de leurs tenues, tu crois que ta belle-sœur va nous arriver avec des cheveux verts ? »
Adèle fronçait le sourcil agacé par les rires exubérants et nerveux de sa sœur.
Elle était l’aînée des trois enfants. « Je te confie tes frère et sœur... Veille surtout sur Martha la mineure ! » Ces dernières paroles de sa mère, emportée par une fièvre maligne peu de temps après son mari, résonnaient à ses oreilles chaque fois que son cœur battait pour un jeune homme du village. Elle opta pour un célibat forcé et entreprit de gérer la maison d’une main de fer, veillant jalousement sur le moindre sou qui arrivait d’Amérique, refaisant la toiture, acquérant par petits bouts la bande de terrain adjacente à leur jardin tandis que la benjamine rêvait de tissus soyeux et de chaussures montantes à quatre boucles en velours...
« Dommage que nos pauvres parents ne soient plus de ce monde... ils auraient été tellement fiers ! », ne cessaient-elles de répéter larmoyantes, depuis que leur frère aîné, père Boutros, curé de la paroisse, leur a montré la lettre expédiée un mois plus tôt de New Orleans qui annonçait le retour imminent de l’émigrant.
Elles ne cachaient pas leur joie de voir, en ce « jour béni », tout le village se déplacer pour assister au retour triomphal de leur frère. Tout le monde était là à l’exception de ce frère aîné.
Il habitait une maison centenaire à quelques mètres en amont de la place. Une bâtisse dans le plus fidèle style traditionnel libanais, toscan devrais-je dire puisque cette architecture est largement d’inspiration italienne. Une beauté amère et fanée ! Le rez-de-chaussée en très mauvais état ne servait que de remise, à part la pièce centrale qui abritait sous ses arcades une vieille tante sans enfants et sans âge et qui ressemblait à s’y confondre à cet habitat en grosses pierres brunes bosselées et délavées. À l’étage bâti en pierres taillées, chapeauté d’un toit pyramidal en briques rouges décaties, « des briques artisanales fabriquées au Liban pas de ces briques mécaniques importées de Marseille qui inonderont le marché ! », vivait le curé avec sa femme et leur abondante progéniture.
Depuis ce matin père Boutros affichait un air impassible, indifférent au remue-ménage ambiant. De temps en temps il sortait sur le perron du premier, jetait un regard vers la gauche, guettant le nuage de poussière qui laisserait présager l’arrivée de la Chevrolet, ne voyant rien à l’horizon, il retournait au salon envahi par les villageois.
Vers la fin de la matinée, des cris de joie mêlés aux youyous des femmes le sortirent de sa réserve. Des gamins postés à l’entrée du village galopaient hors souffle en claironnant : « Ils sont là, ils sont arrivés... »
On entendit les crachotements de la vieille américaine qui avançait sur la terre battue. Elle s’arrêta parmi le flot des accueillants en poussant un râle, comme si elle rendait l’âme. Les portières s’ouvrirent déversant des passagers épuisés, poussiéreux et l’air un peu hagard qui furent aussitôt happés par les accueillants agglutinés devant la maison du frère aîné. Les sœurs de mon grand-père qui avaient couru à perdre haleine en entendant les youyous, se jetèrent sur ce frère qu’elles chérissaient pardessus tout, l’étouffant sous leurs étreintes. Des bras se tendirent pour serrer les arrivants contre leur cœur les lâchèrent les resserrèrent de nouveau. Parvenant à son corps défendant à écourter ces embrassades fébriles, mon grand-père leva les yeux vers le balcon où attendait son frère. Debout comme une statue dressée sous l’arcade centrale la plus imposante, de la façade d’entrée, comme pour rappeler qu’il était bien le chef de la famille. Mon grand-père esquissa un sourire ému. La lumière du soleil qui se réfractait sur les vitraux du portail d’entrée lui fit plisser les yeux. Le trou béant dans l’arceau de gauche était encore là. Les fils de fer qui enserraient cette partie du vitrail ressemblaient à une monture de monocle posé sur un œil borgne.
« Il va pouvoir le réparer maintenant », pensat-il avec une pointe de fierté.
Il eut beaucoup de mal à se frayer un passage jusqu’à l’escalier qui mène au premier étage de la maison. Arrivé là, Il s’ébroua comme pour chasser de ses traits les marques de la fatigue, puis, la tête haute, les yeux embués, il gravit les marches brinquebalantes suivi de sa femme, leurs filles et d’une foule exaltée. Arrivé à hauteur de son frère, il s’arrêta. Le curé, qui n’avait pas bougé d’un pas, lui tendit une main qu’il s’empressa de baiser religieusement en s’inclinant de sa belle taille avant de tomber dans les bras fraternels grands ouverts. On ne pouvait imaginer deux êtres aussi dissemblables ! L’aîné, petit sec et vigoureux, le cheveu coupé très court pour ne pas empiéter sur un front étriqué, un visage qu’on aurait pensé chafouin si derrière ses petites prunelles d’aigle ne se devina une certaine bonhomie. Le cadet grand, une allure de prince slave, une chevelure miel de la couleur de ses yeux, le front large et dégagé et un regard rêveur.
Mon grand-père embrassa ensuite brièvement sa belle-sœur, l’épouse du curé en même temps sa cousine germaine et les quatorze enfants issus jusque-là de leur union.
On les fit entrer au liwan. Une pièce centrale rectangulaire, ouverte des deux côtés sur l’extérieur et flanquée de part et d’autre d’une chambre carrée très vaste. Une douce odeur de confiture de pommes embaumait les lieux. Les vieux meubles en bois foncé raides et imposants du salon étaient adoucis, en cette fin de matinée par une lumière automnale qui filtrait à travers les chaudes mosaïques des verrières. Les portes-fenêtres du côté opposé à l’entrée étaient ouvertes sur une terrasse recouverte d’une treille aux grappes opulentes suspendues comme des petits lustres aux pendeloques rouges garance.
Sur le sol de la terrasse gisaient ça et là des monceaux de laine, comme des tas de neige salie sur les bords des routes. Dans un coin, on aurait dit des boyaux évidés, lavés et retournés, séchaient au soleil des housses d’édredons en coton grossier grège. La villageoise qui battait la laine lâcha son robuste bâton et entra au salon nimbée d’un tourbillon de flocons blancs mouchetés de grains marron foncé qui flottèrent lourdement dans l’air avant de se déposer sur les gens et les meubles.
Exténuées par un périple qui avait duré des semaines, les petites filles s’écroulèrent sur un canapé recouvert de velours de Gêne d’un rose passé. « Water », demanda l’aînée des trois dans une sorte de geignement. Sa mère demanda la gargoulette. Plus d’une femme se précipitent vers la fenêtre. Une cruche en argile était posée dans une encoignure d’une fenêtre ombragée. Ma grand’mère prit la cruche, la souleva et but devant ses filles pour leur montrer comment s’en servir. Les petites bouches s’essayèrent maladroitement à capter le jet d’eau sans y parvenir complètement, aspergeant généreusement leurs robes, et provoquant de grands rires. Bien que perclus de fatigue, mon grand-père refusa de prendre un siège. Debout au beau milieu du salon, il demanda à sa belle-sœur de lui apporter des ciseaux. Celle-ci s’exécuta feignant ne pas comprendre cette requête. Puis il retira sa veste. Une protubérance saillait sous la doublure. Les regards se braquèrent dessus. L’émigrant prit les ciseaux et défit soigneusement la doublure à l’endroit de la bosse. Apparut alors une poche en jute, dont le pourtour était entièrement cousu sur le tissu satiné. Il la défit à son tour et d’un geste solennel, la remit à son frère sous des ovations d’admiration et les invocations des femmes : « Dieu prolonge votre vie et vous garde toujours unis ! »
Le frère aîné bénit son cadet, bénit la bourse qu’il engouffra aussitôt dans la poche de sa soutane et, devant la foule entassée dans son salon, fit le serment de gérer au mieux les économies de son frère, dans l’intérêt général de la famille.
Mon grand-père quitta la maison de son frère les poches délestées et la tête dans les étoiles. Ce moment de gloire où il se comporterait en digne cadet avait été le phare qui éclairait ses ténèbres new-yorkaises. Sur le court trajet qui le séparait de la maison paternelle, il flottait, porté par la foule, auréolé d’une couronne de lauriers invisible.
Moins avantagée physiquement que son mari mais bien plus avisée, ma grand’mère garda précieusement son chapeau à portée de main, dans une boîte en carton qui s’avérera par la suite de loin plus sûre et plus accessible que la poche du curé.
Le premier dimanche suivant leur retour au village, elle sortit son chapeau de sa boîte et l’ajusta avec beaucoup de soin sur ses cheveux tirés en chignon, les tempes bien dégagées, une vague châtain ondulant sur son front. Lui s’habilla de son plus beau trois pièces marron foncé à grosses rayures grises, se lissa les moustaches, passa plusieurs fois la main sur la chaîne en or de sa montre à gousset qui pendait à son veston et souriait au froufrou des robes vaporeuses de ses filles. Ils devaient ressembler ce jour-là à cette photo juchée sur le guéridon du salon prise dans un studio humide de Biloxi. Elle, toute menue dans une robe en taffetas qui lui tombe jusqu’aux pieds, le regard perdu au loin, assise droite sur une bergère tapissée d’un tissu brillant ramagé. Un bébé grassouillet sur ses genoux ouvre de grands yeux médusés devant l’appareil à trépieds du photographe et, nonchalamment appuyée sur l’accoudoir du fauteuil, une fillette endimanchée pose sa tête sur l’épaule de sa mère. Lui dans le même complet marron aux larges rayures grises, la même chaîne en or et les prunelles toujours aussi ardentes fixant l’objectif du photographe, assis à la droite de sa femme dans une bergère jumelle.
C’est là qu’ils s’étaient mariés, dans une ville de Louisiane, à des milliers de kilomètres de leur village et de leurs familles. Le désespoir et l’impécuniosité les avaient portés quelques années plus tôt, elle sur les bords du Mississipi et lui dans l’un de ces quartiers populaires de New York qui grouillait d’immigrés.
Ce fut lui qui prit en premier le chemin du nouveau monde. Elle venait d’épouser Elias, le jeune homme qu’elle aimait. Dépité, le cœur brisé et les poches trouées, il débarqua au terme d’un périple improbable à Ellis Island. Là, il se fondit dans le flot des miséreux à la recherche de quoi vivre.
Il se débrouilla plutôt bien. Sa situation s’étant nettement améliorée quelques années plus tard quand, un bonheur ne venant jamais seul, une nouvelle qui allait changer sa vie lui parvint du pays.
Par une nuit d’hiver, opaque et pluvieuse, le plafond en terre battue de la maison d’Elias, le mari de sa bien-aimée commença à goutter à plusieurs endroits. On mit des bassines en espérant que la pluie allait se calmer, mais celle-ci redoubla de vigueur et des trombes s’abattirent sur le village. Des filets d’eau coulaient de partout dans la maison.
« Je vais monter passer le cylindre, apportemoi la petite échelle. » Dit-elle à sa femme pendant qu’il enfilait sa grosse veste. « Il en sort de la terre autant qu’il en tombe du ciel ! », se lamenta sa mère en ouvrant le grand parapluie noir pour l’accompagner jusqu’à l’escalier accroché en porte à faux sur le mur latéral de la maison et qui menait au toit. Il cala l’extrémité de la petite échelle contre la première marche de l’escalier. Celle-ci était prévue sciemment à une bonne distance du sol pour éviter que les enfants et les animaux ne montent. La nuit était noire et avec ce rideau de pluie il était incapable de voir à deux pas devant lui. Il avançait prudemment avec la précision d’un somnambule. Arrivé sur le toit, il se dirigea vers l’endroit où se trouvait le grand rouleau en pierre, attrapa les bras métalliques du cylindre et le fit rouler sur toute la surface du toit. Il recommença une deuxième fois pour plus d’étanchéité.
« Ça m’évitera d’être obligé de remonter en pleine nuit si la pluie continue de la sorte ! », avait-il coutume de dire aux femmes qui lui reprochaient de s’être attardé, en le voyant rentrer trempé jusqu’aux os.
Un bruit sourd de chute alerta sa femme. Elle sortit en courant. Le trouva étalé par terre, la tête vrillée et le corps écrasé par le cylindre. Aveuglé par des torrents d’eau il ne vit pas le bord du toit. Le rouleau bascula dans le vide l’entraînant dans un saut fatal.
Minée par le chagrin avec, à sa charge, deux enfants en bas âge, un garçon et une fille, et de très maigres ressources, la veuve n’hésita pas à rejoindre ses frères installés en Louisiane, prêts à l’accueillir avec sa petite famille.
Sitôt informé de la mésaventure de la femme qu’il n’avait cessé d’aimer, le jeune homme qui allait devenir mon grand-père quitta New York sans attendre, et repartit à sa conquête. Il lui réitéra sa demande en mariage qu’elle accepta cette fois humblement. Il la prit avec ses deux enfants, deux autres, deux filles naîtront de leur union sur cette terre marécageuse et échappèrent par miracle à la malaria.
Quatre enfants au total dont ils n’emportèrent que trois au moment où ils décidèrent de rentrer au pays. Les frères de ma grand-mère, jugeant inconvenable que son mari continuât à avoir à sa charge un garçon qui ne portait pas son nom, de surcroît en âge de travailler, gardèrent ce dernier avec eux.
George était le prénom de l’enfant, alors âgé de douze ans. Il grandira à Bâton Rouge où il vivra jusqu’à sa mort sans jamais revoir sa mère. Ce prénom, c’était tout ce que nous savions de lui. Un vague demi-frère de mon père, né seize à dix-sept ans avant lui, vivant en Amérique. Son existence brumeuse allait être brusquement ravivée quand ses petits enfants américains, à la recherche de leurs origines feront un voyage initiatique au Liban, éveillant en nous, de longues décennies plus tard, la culpabilité de l’enfant élu !
Aux premiers carillons de la messe, le couple, fraîchement débarqué et lourdement endimanché prit le chemin de l’église flanqué de leurs trois filles et... d’une chaise.
En cette deuxième décade du XXe siècle, les églises des villages n’avaient pas de bancs. Les fidèles apportaient des paillasses sur lesquelles ils s’asseyaient à même le sol. Des coussins moelleux pour les quelques modestes notables assis au premier rang et des nattes pour les autres.
« Ma femme s’assoira sur une chaise comme en Amérique ! », déclama mon grand-père. Une chaise qui sera placée au premier rang de la travée des femmes et qui restera à l’église. Ce sera sa chaise à elle !
Ainsi, tous les dimanches et jours fériés, le chapeau de ma grand’mère, témoin éloquent de son « américanité », dominait en figure de proue une marée de déguenillés.
Un jour, se rendant d’un pas sûr vers sa chaise, ma grand-mère eut la stupeur de la voir occupée par une femme de l’« autre » famille. Elle somma l’effrontée de la libérer. Celleci refusa obstinément. Une altercation éclata en pleine messe et tourna aussitôt à l’empoignade. Alertés par les cris, les druzes des environs accoururent en nombre et, sans chercher à comprendre la raison de la bagarre, se jetèrent dans la mêlée, chaque famille soutenant son alliée dans le clan chrétien.
– Puisque c’est ainsi, tonna mon grand-père furibond de voir son épouse adorée molestée de la sorte, nous ne mettrons plus jamais les pieds dans cette église. Dès demain nous allons construire la nôtre !
– Qu’à cela ne tienne !, hurlent comme un seul homme ses alliés druzes, nous la bâtirons avec vous !
À peine l’idée d’une église propre à la famille eut-elle germé dans la tête de mon grand-père, que le chapeau en lambeaux déserta définitivement celle de ma grand’mère.

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04/05/2015 361 pages 18,00 €
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