Le jour de la Tcheka

CHAPITRE PREMIER

— Que tous les tchékistes se lèvent ! 

Comme un seul homme, les douze convives de la plus grande table du restaurant Izumi, un des meilleurs Japonais de Moscou, caché dans Spiridonovka Ulitza1, une voie tranquille un peu à l’extérieur du Koltso, le périphérique intérieur, se levèrent, leur verre de saké au poing. 

C’étaient des hommes dans la cinquantaine, vêtus à la soviétique de costumes ternes, plutôt mal coupés, et de cravates voyantes. Tous portaient les cheveux courts, beaucoup grisonnaient. 

La même voix lança encore plus fort :
— Nazdarovié, Félix.
Ils burent l’alcool tiède d’un trait, reposèrent leurs verres et se rassirent.

Macha Ivanovna Iakoushkine se sentit soudain mal à l’aise. À l’exception de cette table, elle était la seule cliente du restaurant. Pour la vingtième fois, elle consulta sa montre. Leonid Nosenko, celui qui lui avait donné rendez-vous ici, avait presque une heure de retard. Pourtant, le matin même, il lui avait fixé le lieu et l’heure, par SMS. Il ne pouvait pas y avoir d’erreur sur le restaurant. D’ailleurs, elle avait vérifié en arrivant qu’une table était bien réservée au nom de Nosenko. 

Lorsqu’elle avait pénétré dans la salle, tous les convives de la grande table l’avaient suivie des yeux avec intérêt. Il faut dire que Macha Ivanovna était assez spectaculaire, avec ses cheveux blonds frisés, ses magnifiques yeux bleus et sa longue silhouette élancée. 

Selon la coutume, elle avait laissé ses bottes dans l’entrée, mais, même pieds nus, avec son pull noir moulant, sa grosse ceinture de cuir retenant une longue jupe noire ajustée, elle faisait fantasmer les hommes. Pour tromper son attente, elle grignotait des sushis sans appétit, de plus en plus anxieuse. Le portable de Leonid Nosenko était sur messagerie et elle n’avait aucun autre moyen de le joindre. L’atmosphère de cet élégant restaurant presque vide ajoutait à son angoisse. Comme la présence des « tchékistes » de la table voisine. 

Le toast qu’ils avaient porté lui avait rappelé qu’on était le 20 décembre, jour anniversaire de la création, en 1917, de la Tchéka, la redoutable police secrète des Soviets, par Félix Dzerjinski. Une répression féroce de tous les « contre-révolutionnaires » avait suivi, dans un bain de sang. Félix Dzerjinski, entre autres, était l’inventeur du goulag. À la Tchéka, avaient succédé la Guépéou, le NKVD1 puis le KGB. Évidemment, le Russe moyen ne célébrait pas « le Jour de la Tchéka », synonyme d’exécutions et de déportations. Donc, ses voisins de la grande table appartenaient forcément aux « organes », l’ensemble des agences de sécurité qui tenaient la toute jeune démocratie russe d’une main de fer. C’étaient des siloviki. 

C’était vraiment une coïncidence incroyable, que Leonid Nosenko lui ait donné rendez-vous justement à cet endroit, ce jour-là. Depuis août 1991, la statue de Félix Dzerjinski n’ornait plus la place du même nom, en face du QG du KGB, à quelques centaines de mètres du Kremlin. Le 12 août 1991, entourée par une foule hurlant sa joie, une grue l’avait ôtée de son socle pour l’emmener vers une destination inconnue. En apparence, la fin d’une époque : soixante-quinze ans de communisme avec son cortège de millions de morts et de « zeks 2 ».