Editeur
Genre
Littérature française
Journal du père Manouvrier
19 août 1982.
J’ai été obligé de brûler mes vieilles espadrilles. Je les aimais bien, mes vieilles espadrilles. Elles maintenaient le pied de façon presque aussi ferme que mes chaussures de marche, mais elles pouvaient se porter sans chaussettes. Ça m’évitait, l’été, d’avoir trop chaud et ça m’épargnait la peine et la dépense de la lessive. Je les avais mises hier: il faisait beau, j’étais parti faire un petit tour dans la forêt, du côté de l’étang des Templiers, pour voir si les premières coulemelles commençaient à sortir. Je les appelle comme ça, de leur nom vulgaire, mais je sais bien qu’en réalité ce sont des lépiotes. Je trouve que c’est vraiment dommage qu’on ne puisse pas leur donner leur nom véritable: macrolepiota procera. Mais on aurait l’air vraiment très pédant si on employait ces mots-là, maintenant que personne n’apprend plus le latin. C’est pourtant le seul moyen de parler sans erreur des champignons.
J’aime bien cueillir les coulemelles. Ce n’est pas du tout comme les autres champignons qu’on n’aperçoit guère qu’au moment où l’on va marcher dessus. Les coulemelles, on les voit de loin: à l’étang des Templiers, quand elles sont bien mûres, elles se dressent si haut qu’on les repère de la maison forestière, à plus de cent mètres. Pourtant presque personne ne les cueille: les gens doivent penser qu’elles sont trop grandes et trop belles pour être comestibles. Il y en a même qui les arrachent et qui en écrasent le chapeau sous leurs semelles. C’est sûrement parce qu’ils pensent qu’elles sont «venimeuses», comme disait mon pauvre grand-père, l’Arsène Béhanzin. En tout cas, personne ne peut les prendre pour les petites lépiotes, qui sont mortelles, à peu près autant que l’amanite phalloïde. La différence avec l’amanite, c’est que leur poison prend encore plus de temps pour agir. Le résultat, c’est qu’on ne pense plus, quand on commence à souffrir, aux champignons qu’on a mangés deux ou trois jours avant. Et même si on y pense il n’est plus temps de se soigner.
Mon ami Delamain, qui est pharmacien de son état et qui connaît les champignons presque aussi bien que moi, m’agace un peu quand il continue à me mettre en garde contre la confusion des grandes coulemelles avec les toutes petites lépiotes. C’est vrai qu’elles se ressemblent, mais comme une auto miniature reproduit son modèle: la différence de taille est telle qu’il faudrait vraiment le faire exprès pour les confondre. La dernière fois, j’ai frôlé la grosse colère, comme cela ne m’était pas arrivé depuis très longtemps, et je me suis mis à le tutoyer, ce que je n’avais jamais fait auparavant: «Bon Dieu de bon Dieu, mais c’est que tu me fatigues, Delamain, avec tes éternelles précautions d’apothicaire!», oui, c’est ce mot-là qui m’est revenu, de très loin dans mon passé, peut-être du Collège, je ne me souvenais pas de l’avoir jamais employé. Il a eu l’air un peu étonné, il n’a rien dit, mais je pense qu’il a compris, car il ne m’a plus jamais parlé des coulemelles ni des petites lépiotes. Il est resté silencieux quelques minutes, mais dès qu’il a repris la parole, il m’a tutoyé: nous avons continué.
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