Cheese !
Quand l'avion de la KLM se posa enfin sur le sol américain, les Bosniaques assis à l'arrière, les jointures blanchies par l'angoisse - à peine quelques mois plus tôt, les avions n'étaient rien d'autre pour eux que de fines lignes blanches zébrant en silence le ciel au-dessus de leurs bleds paumés -, saluèrent l'événement d'un tonnerre d'applaudissements. Je les imitai, malgré la sensation nauséeuse que m'avaient laissée les fruits et le cheddar cheese distribués par les hôtesses quelque part au-dessus de l'Angleterre. Le fromage de couleur jaune était sans doute rance, et j'avais passé mon temps à courir dans l'allée centrale en quête de toilettes inoccupées où, maladroitement agenouillé devant une cuvette ou l'autre, j'avais été incapable de vomir.
À présent, ces gens - ce peuple de réfugiés, mon peuple -étaient aussi heureux que perplexes : sourire aux lèvres, ils fronçaient obstinément les sourcils à l'écoute du charabia qui s'échappait des haut-parleurs. L'avion s'était arrêté devant une des portes de débarquement de l'aéroport JFK, mais les petites ceintures, comme les cigarettes barrées d'une croix, demeuraient allumées au-dessus de nos têtes. Et les passagers restaient assis. L'homme installé devant moi - un trentenaire pourvu d'une épouse, d'une fille et d'une bouche remplie de dents cataclysmiques - me lança un regard interrogateur.
— On est arrivés ou on s'arrête seulement pour prendre de l'essence ? chuchota-t-il en bosniaque, les yeux écar-quillés derrière ses lunettes, mi-gêné, mi-apeuré.
Tous l'entendirent, malgré ses efforts pour être discret. Et tous se tournèrent vers moi - le seul Bosniaque à bord capable de comprendre un peu d'anglais - dans l'espoir d'obtenir l'information souhaitée.
— On est arrivés, marmonnai-je.
Un murmure de satisfaction parcourut les rangées de sièges. Le type se pencha vers sa femme.
— C'est bien ce que je pensais, dit-il.
— T'en savais rien. Fais pas semblant d'avoir compris !
— Faut toujours éteindre la moissonneuse-batteuse avant de remettre de l'essence, sinon elle peut prendre feu, expliqua-t-il doctement. C'est pareil pour les avions. Les machines sont toutes les mêmes, au fond.
— C'est ça... Tu sais tout sur tout, hein ?
— Tais-toi, femme.
Tout avait commencé par des disputes à la télé : nos hommes politiques s'invectivaient, s'envoyaient leur nationalité et leurs droits constitutionnels à la figure, chacun d'eux affirmant que son peuple était en danger.
— Je croyais qu'on était tous yougoslaves ! ai-je alors dit à ma mère.
Je mentais : du haut de mes quinze ans, je n'y croyais plus vraiment. Il aurait fallu vivre sous terre pour ne pas s'apercevoir que la situation était explosive. J'ai peut-être mentionné la Yougoslavie ce jour-là parce que le régime communiste m'avait enfoncé les mots « Unité et Fraternité » si profondément dans le crâne qu'ils ressurgissaient de manière automatique, balayant tout ce que la réalité m'enseignait. Ma mère m'ordonna de me taire et monta le son.
Extraits
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