#Roman étranger

Home

Toni Morrison

L'histoire de Home se déroule dans l'Amérique des années 1950, marquée par la ségrégation et la violence qui s'exerce à l'encontre des Noirs. La guerre de Corée vient de se terminer, et le jeune soldat Frank Money rentre aux Etats-Unis. Il en sort choqué, secoué par des crises d'angoisse et en proie à une rage terrible. Un appel au secours de sa jeune soeur va le lancer sur les routes, de Seattle jusqu'à sa Géorgie natale. Quand il parvient à Atlanta pour retrouver cette soeur gravement malade, il décide de la ramener dans la petite ville de Lotus où ils ont passé leur enfance. Ce voyage vers un lieu à la fois détesté et fantasmé le plonge dans les souvenirs familiaux autant que dans le traumatisme de la guerre et le pousse à vouloir se reconstruire et à aider sa soeur à vivre et à faire de même. Home est le dixième roman de Toni Morrison ; après les romans consacrés à l'esclavage, il marque un retour à l'Amérique du xxe siècle, en l'occurrence par une focalisation sur les années 1950. L'écriture très suggestive de Morrison nous offre un roman de la rédemption tout en subtilités.

Par Toni Morrison

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Genre

Littérature anglo-saxonne

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Slade

À qui est cette maison ?

À qui est la nuit qui écarte la lumière

À l’intérieur ?

Dites, qui possède cette maison ?

Elle n’est pas à moi.

J’en ai rêvé une autre, plus douce, plus lumineuse,

Qui donnait sur des lacs traversés de bateaux peints,

Sur des champs vastes comme des bras ouverts pour m’accueillir.

Cette maison est étrange.

Ses ombres mentent.

Dites, expliquez-moi, pourquoi sa serrure correspond-elle à ma clef ?

 

 

1

Ils se sont dressés comme des hommes. On les a vus. Comme des hommes ils se sont mis debout.

On n’aurait pas dû se trouver à proximité de cet endroit. Comme la plupart des terres cultivées à l’extérieur de Lotus, Géorgie, celle-ci comportait une multitude d’avertissements effroyables. Les menaces étaient accrochées à des clôtures en treillis retenues par un pieu tous les quinze mètres environ. Mais quand on a vu un passage creusé par un animal quelconque – un coyote ou un chien de chasse – on n’a pas pu résister. On était seulement des gosses. Elle, l’herbe lui arrivait à l’épaule et moi, à la taille, donc on a traversé le passage à plat ventre, en prenant garde aux serpents. La récompense valait bien le mal que le jus d’herbe et les nuées de moucherons nous avaient fait aux yeux, parce que juste en face de nous, à environ cinquante mètres, ils se sont dressés comme des hommes. Les sabots en l’air qui cognaient et frappaient, la crinière rejetée en arrière pour dégager des yeux blancs affolés. Ils se mordaient comme des chiens mais quand ils se sont mis debout, en appui sur leurs jambes de derrière, celles de devant autour du garrot de l’autre, on a retenu notre souffle, émerveillés. L’un était couleur de rouille, l’autre d’un noir profond ; tous les deux luisants de sueur. Les hennissements n’étaient pas aussi effrayants que le silence qui a suivi une ruade dans les lèvres retroussées de l’adversaire. Tout près, des poulains et des juments grignotaient de l’herbe ou regardaient ailleurs, indifférents. Puis ça s’est arrêté. Celui couleur de rouille a baissé la tête et piaffé pendant que le vainqueur s’éloignait en gambadant selon un arc de cercle, bousculant les juments devant lui.

Alors qu’on retraversait l’herbe en jouant des coudes pour regagner le passage et éviter la file de camions garés de l’autre côté, on s’est perdus. Bien qu’il nous ait fallu une éternité pour de nouveau apercevoir la clôture, aucun de nous deux n’a paniqué, jusqu’à ce qu’on entende des voix, pressantes, mais basses. Je l’ai attrapée par le bras et j’ai mis un doigt sur mes lèvres. Sans jamais lever la tête, juste en regardant à travers l’herbe, on les a vus tirer un corps d’une brouette et le balancer dans une fosse qui attendait déjà. Un pied dépassait du bord et tremblait, comme s’il pouvait sortir, comme si, en faisant un petit effort, il pouvait surgir de la terre qui se déversait. On ne voyait pas le visage des hommes qui procédaient à l’enterrement, seulement leur pantalon ; mais on a vu le tranchant d’une pelle enfoncer le pied qui tressautait pour lui faire rejoindre ce qui allait avec. Quand elle a vu ce pied noir, avec sa plante rose crème striée de boue, enfoui à grands coups de pelle dans la tombe, elle s’est mise à trembler de tout son corps. Je l’ai prise par les épaules en la serrant très fort et j’ai essayé d’attirer son tremblement dans mes os parce que, en tant que grand frère âgé de quatre ans de plus qu’elle, je pensais pouvoir y arriver. Les hommes étaient partis depuis longtemps et la lune était un cantaloup au moment où on s’est sentis suffisamment en sécurité pour déranger ne serait-ce qu’un brin d’herbe et repartir à plat ventre, en cherchant le passage creusé sous la clôture. Quand on est rentrés chez nous, on s’attendait à prendre une raclée ou du moins à se faire gronder pour être restés si tard dehors, mais les adultes ne nous ont pas remarqués. Leur attention était accaparée par des troubles.

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