Apologue
Le crâne qui parle
Un jour, un marcheur solitaire trouva sur son chemin, qui longeait une colline, un crâne abandonné. « Tiens, dit-il à voix haute, que fait cette tête ici ? » Il resta médusé en entendant le crâne lui répondre : « On n’est pas pris dans une affaire sans y avoir mis la main. »
Stupéfait, l’homme courut au palais dire au chef :
« Il y a un crâne qui parle sur la colline.
- Est-ce qu’un crâne peut parler ? répliqua le père de la chefferie.
— Oui, je l’ai vu, de mes yeux vu.
- Tu mens, se fâcha le chef, n’oublie pas que je ne suis pas ton égal.
— Si ce que je dis est faux, que j’aie la tête coupée. »
Le chef fit quérir trois de ses serviteurs et les chargea d’accompagner le villageois pour vérifier ses dires. Ils grimpèrent sur la colline. Le crâne était toujours là, exactement au même endroit. L’un des serviteurs lui décocha un grand coup de pied. Le crâne dévala la pente, mais ne dit mot. Le villageois inquiet se mit à crier : « Pourquoi ne parles-tu plus ? Pourquoi ne parles-tu plus ? » Mais la tête resta muette. Alors les serviteurs empoignèrent l’homme et l’un d’eux lui trancha le cou avec son coupe-coupe. A peine sa tête eut-elle touché le sol que le crâne se remit à parler : « Ah ! j’avais bien dit, on n’est pas pris dans une histoire sans y avoir mis la main. » Les serviteurs apeurés retournèrent au palais raconter au chef ce qu’ils venaient d’entendre.
Un villageois qui chemine sur la colline pour aller au marché ou rendre visite à un ami, le chef, arbitre des palabres, entouré de serviteurs, et le crâne que les Bamilékés détachent du corps des morts deux ans après l’enterrement pour pratiquer le culte des ancêtres, telles sont, ébauchées à grands traits, les principales composantes d’une chefferie bamilékée. Ne pas élever la voix devant le chef, jurer sur sa tête en gage de vérité et jouer sur les mots sont des modalités d’énonciation courantes qui scandent et règlent les échanges de cette société orale, doutes les autres versions de ce conte typiquement africain1 attestent que la parole est le motif central du récit. En effet, à l’interrogation du héros : « Qu’est-ce qui t’a amené ici ? », le crâne répond le plus souvent : « la bouche », « la langue », « la parole », ou encore, « parce que j’ai trop parlé, et il en sera de même pour loi ». Quel est donc l’enjeu de la parole ? Ou quel est ce « trop » sur lequel bascule le sujet de l’énonciation ? C’est ce que les trois retournements de situation qui régissent le drame mettent en relief.
Le premier renversement procède d’une rencontre insolite entre un villageois et un objet qui parle. L’affaire aurait pu s’arrêter sur cette incongruité si le héros n’y avait trouvé un bon prétexte pour s’adresser au principal personnage de sa chefferie, dont il attend la reconnaissance. Quand il dit au chef : « 11 y a un crâne qui parle sur la colline », il sous-entend « Je dis du jamais dit », « J’ai entendu ce que personne n’a jamais entendu », ou encore, « Je suis plus grand que le chef ». L’énonciation excède l’énoncé par son contenu paradoxal : le héros, assujetti au crâne dont il est le porte-parole, prétend néanmoins être plus que son supérieur. La servilité gonflée de vanité est, d’ores et déjà, grosse du dénouement à venir.
Extraits
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