#Roman francophone

Chaosmos

Christophe Carpentier

"Le blast du Chaosmos a pulvérisé l'Amour ; J'ai fixé ma plume millénaire à un gun volé hier ; Muse, redresse-toi, et plonge avec moi au coeur des ténèbres ; Aide-moi à raconter le Chaosmos, ce grand broyeur d'os ; Alors ensemble, sans jamais demander pardon, nous nous ferons un nom".

Par Christophe Carpentier
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Littérature française

 

 

 

L’ONDE

 

 

 

L’avenir appartient à la gentillesse.

Baronne Berthe von Suttner

 

 

Ta gueule, sale pute.

L’Avenir

 

 

 

 

1

 

 

Ned Peterson est sur le quai de la ligne F, station B’way-Lafayette Street, il rentre chez lui à Brooklyn. Il n’est pas très tard. Si Meryl a envie d’un extra, ils auront encore le temps d’aller boire un verre au Village ou de flâner sur les bords de l’Hudson. Ned secoue la tête, puis il crache en direction des voies, à quoi bon imaginer que Meryl et lui auront le cœur à aller se promener bras dessus bras dessous alors qu’un quatrième combat de regards vient de faire un mort de plus à la station Tremont Avenue ? Et pourquoi pas s’arrêter devant les reflets de la lune et citer des vers de Virgile, de Blake ou de Yeats tant qu’on y est. Il regarde son métro sortir du tunnel, puis crache de nouveau sur les voies une salive trop sèche pour être avalée. Sept morts en deux jours, dit Ned l’air de ne pas y croire, cinq duellistes et deux usagers victimes de balles perdues, une hécatombe que mon service n’a pas su anticiper et qu’il me reste maintenant à expliquer, mais qu’est-ce qui se passe putain de merde ?

Le métro arrive à quai, ce fameux métro de NY qui lui a tant servi durant ses études, et plus tard, pour l’écriture de ses essais. Ce bon vieux MTA qui brasse tout ce que l’Amérique et le monde comptent d’ethnies, Ned l’a choisi très tôt comme vivier d’analyse et d’expérimentation, ce n’est donc pas surprenant que les signaux d’alerte des balises de vigilance qu’il a créées se soient déclenchés ici même dans ces souterrains où circulent toutes les tensions urbaines possibles et imaginables. Il ouvre la porte de la rame d’où se déversent une vingtaine de personnes qui foncent droit devant elles, pressées qu’elles sont de se débarrasser au plus vite de ce temps perdu dans les transports en commun. Quelle erreur, se dit Ned, de mépriser le trajet qui vous amène le matin au boulot et qui le soir vous ramène chez vous, il serait temps de faire une vaste campagne de valorisation des trajets en transports en commun, il faudrait que j’en parle au nouveau maire, Lars Bradley, un brave type, il me répondra qu’il n’a pas de fric à mettre là-dedans et que c’est aux gens de comprendre ce qui leur arrive de bon, mais ça c’est une connerie monumentale, le bon côté des choses y’a longtemps que les gens ne savent plus à quoi ça ressemble. Il trouve une place sur une banquette, s’assure qu’une personne âgée ou invalide n’en a pas plus besoin que lui, puis il en prend possession le temps de quinze stations jusqu’à Bay Parkway. Il pose sa mallette sur ses genoux et s’adonne à son passe-temps favori, le prélèvement d’indices comportementaux sur des inconnus qui, parce qu’ils appartiennent à la même espèce de mammifères évolués, les humains, ne sont pas tout à fait étrangers les uns aux autres.

Pour vivre votre passion du golf, le mieux est encore de faire un parcours, un dix-huit trous plutôt qu’un neuf trous. On peut bien sûr lire une revue de golf, la lire avec jubilation et intérêt, prendre des notes, se lever et mimer un swing ou deux, le résultat sera très éloigné de ce que vous procure l’acte sportif en lui-même. De la même façon, pour vivre votre passion de la plomberie, le mieux pour vous est d’être à plat ventre sous un évier bouché, là encore il n’y a pas de faux-semblant, on a les mains dedans ou on ne les a pas, on est plombier quand on fait de la plomberie, on ne l’est plus vraiment quand on en parle ou quand on n’en fait pas. Par exemple, un plombier qui prend le métro ou qui déjeune au resto n’est plus vraiment un plombier, il ne le redeviendra qu’au moment où ses mains toucheront le tuyau de raccordement ou toute autre partie d’un réseau d’évacuation d’eau. La chance de Ned Peterson est de pouvoir assouvir sa passion de psychologue spécialisé dans les tensions urbaines quel que soit l’endroit où il se trouve, aussi bien dans son lit que dans une rame de métro. Les matériaux dont il a besoin ne sont ni un parcours de golf ni un évier, mais l’humanité dans son extrême diversité, une humanité qui, contrairement à un dix-huit trous ou une fuite d’eau, se laisse enfermer dans des raisonnements théoriques qui la rendent facilement transportable, on ne connaît rien de plus compactable que sept milliards d’individus. Ned Peterson les porte en permanence sur lui, vous ne l’entendrez jamais se plaindre de la place ou du poids que tout ce petit monde prend dans sa tête.

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02/01/2014 410 pages 19,00 €
Scannez le code barre 9782818019368
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