Je vous adjure de laisser tout libre, comme j’ai laissé tout libre. Qui que vous soyez me tenant à présent dans la main, lâchez-moi et partez sur votre propre route.
Walt Whitman
J’ai connu Luis A. un jour d’automne à Paris, dans une brasserie proche du faubourg Saint-Antoine. J’étais seul. Il était attablé en compagnie de quelques amis. Il parlait. Son ample carrure, son accent sud-américain, la force joyeuse et pénétrante de ses paroles surtout, dans le brouhaha de ce lieu ouvert à tous les vents, ont aussitôt attiré mon attention. J’ai tendu l’oreille. Ce qu’il disait m’a paru surprenant et profond. Il n’a guère tardé à s’apercevoir que je m’intéressais à sa conversation. Du geste et du regard il m’a pris à témoin, comme il le faisait avec les autres. J’ai risqué quelques questions, quelques réponses aussi à ses réflexions sur les douleurs et les beautés de la vie. Je me souviens du bref éclat qui a traversé son œil quand il a prononcé, en me regardant droit, le nom d’un saint poète persan, Djalāl al-Dīn Rūmī, que j’estimais comme l’un des plus grands bienfaiteurs du monde, mais que je croyais trop peu connu pour avoir la moindre chance d’être un jour cité dans un bistrot, fût-il peuplé de buveurs de mystères. Plus grand encore fut mon étonnement d’entendre cet homme à la chemise largement ouverte malgré les courants d’air piquants me rappeler, en écrasant négligemment son mégot dans un cendrier publicitaire, ces mots de notre maître commun que j’avais depuis longtemps inscrits dans un carnet de notes de lecture : « Nous avons traversé les ténèbres de l’océan et l’immensité de la terre. Nous avons enfin trouvé la fontaine de Jouvence. Elle nous attendait patiemment, au cœur de nous-mêmes. » Je lui ai spontanément tendu la main. Il l’a serrée en riant. Nous sommes devenus amis.
Il était peintre, restaurateur de tableaux et expert en laque chinoise. Son atelier n’était guère éloigné de cette brasserie où nous nous étions rencontrés. J’ai pris l’habitude de lui rendre visite, de temps en temps. C’était un homme d’une générosité infatigable (il l’est toujours, Dieu le garde !). Il avait exploré un chemin de connaissance qui m’attirait depuis longtemps mais que je n’avais guère parcouru, faute de guide sûr et de carte fiable. Il me fallait, pour entreprendre ce voyage dans les zones obscures de ma propre terre, quelques lumières. Il détenait des informations et des techniques précises héritées de vieilles écoles orales. Il me les a données. Peu à peu cependant au gré de nos journées ont émergé, comme des îles sur la mer, des paysages et des événements de son passé. Ils m’ont paru si captivants que j’en suis venu à l’interroger plus avant sur sa vie. Un jour, je lui ai demandé l’autorisation de poser entre nous le micro d’un magnétophone. Je ne pouvais plus me fier à ma seule mémoire, elle était trop étroite pour contenir le flot de ses aventures. Deux ans durant il m’a ainsi raconté ses errances, ses rencontres, ses épreuves, ses découvertes.
Extraits
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