L’ouvrage de Patrick Coupechoux relève d’un genre inhabituel. Il procède d’abord du journalisme au sens noble du terme, c’est-à-dire qu’il repose sur des enquêtes de terrain, faites de première main par l’auteur. Enquêtes approfondies sur la « souffrance » psychique avec laquelle se débattent les hommes et les femmes dans le contexte social et historique contemporain. On sait combien le thème de la souffrance soulève de polémiques dans l’espace public aussi bien que parmi les penseurs. Chez les contempteurs de la souffrance, il suscite la méfiance ou la condescendance parce qu’il peut être traité comme une interminable série de jérémiades et de complaisances plus ou moins teintées de masochisme, qui alimenterait une victimologie, voire une victimo-apologie, indécentes. Indécentes parce que frappées du péché capital que les chercheurs dénoncent comme un « psychologisme », c’est-à-dire comme une analyse qui méconnaît le principal : ce qui est en amont d’elle, à savoir les déterminismes sociaux. Avec pour conséquences terribles :
– d’embrouiller la pensée dans le misérabilisme et de faire obstacle à la pensée politique, qui se doit d’être avant tout débarrassée des affects ;
– d’exalter le défaitisme au lieu de célébrer les multiples formes de résistance à l’injustice, et de se complaire à la nostalgie au lieu de saluer le courage de ceux qui relèvent le défi de la modernité.
Bien que l’on partage cette prévention contre le risque de dérives ainsi stigmatisé, on ne peut que conseiller au lecteur réticent de lire les enquêtes que Patrick Coupechoux a conduites dans de nombreuses couches de la société : parmi les cadres des multinationales aussi bien que parmi les ouvriers de l’automobile ou de l’habillement, parmi les déchus, les pauvres, aussi bien que parmi les syndicalistes. Et l’on se rendra compte alors que l’étude de la souffrance et de ses formes cliniques est un passage obligé pour celui qui cherche précisément à repérer ce qui caractérise les formes contemporaines de la domination et de l’injustice, par différence avec ce qui en faisait naguère encore la trame principale. La souffrance, si on l’étudie de près aujourd’hui, n’est pas la même que la souffrance d’autrefois, parce que les formes sociales et politiques en cause dans sa genèse ne sont pas les mêmes. Et il y a fort à craindre qu’en faisant l’impasse sur ce détour clinique le sociologue et le politiste ne risquent de raisonner sur des catégories fausses, car désuètes.
Ce livre s’inscrit donc dans la perspective défendue par plusieurs courants disciplinaires qui tiennent la souffrance pour un opérateur d’intelligibilité irremplaçable de la condition humaine et de la société (voir en particulier, en philosophie sociale, les travaux d’Emmanuel Renault en France, d’Axel Honneth en Allemagne, de Jean-Philippe Deranty en Australie).
Mais l’ouvrage qu’on va lire va beaucoup plus loin que cela. S’appuyant sur ces enquêtes, il prolonge l’investigation en s’engageant dans l’analyse fouillée des textes produits par de nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales. Or il y a dans ce parcours une méthode de travail qui n’est pas habituelle chez les journalistes, dans la mesure où, ici, Patrick Coupechoux s’efforce d’extraire des textes, en les citant avec précision, ce qui lui est indispensable, sans pour autant céder au défaut le plus commun de ses pairs : le syncrétisme. Au contraire, il appuie sur ces textes une conception originale de ce qui caractériserait l’étape actuelle du capitalisme, dite « néo-libérale ».
Extraits
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