#Roman étranger

Contes du chemin de fer

hamid Ismailov

Contes du chemin de fer. La vie a bien changé à Guilas, paisible bourgade d'Ouzbékistan, depuis que le train s'y arrête : les tribus d'Asie centrale, les voyageurs de toutes origines, et bientôt les populations déportées par le régime communiste y côtoient les autochtones, forcés de s'habituer à leurs nouvelles conditions de vie. Pendant la Seconde guerre mondiale, période sur laquelle s'ouvre cette étonnante polyphonie, le coeur de la petite ville bat à l'auberge de la gare : les bras cassés qui sont restés à l'arrière - Oumareli l'Usurier, réformé pour avoir pris seize kilos pendant son séjour en prison, Tolib le Boucher, si maigre qu'on lui confie le ravitaillement du village, et Koutchar la Tchéka, le représentant de la police politique - y égrènent ragots et anecdotes. Exilés, adultères, orphelins, profiteurs, aventuriers et mendiants de tous poils défilent en une chronique débridée, véritable plongée ethnographique dans un microcosme où l'arrivée du train n'a pas été le seul traumatisme. Le matérialisme historique a en effet pulvérisé la vieille tradition soufie et les habitudes culturelles profondément ancrées d'un islam traditionnel : maintenant, il faut choisir entre bigamie et déportation, transformer les postes de fonctionnaires en charges héréditaires, bref, les petits arrangements avec le communisme sont la matrice de multiples histoires, tragiques ou grotesques, qui s'enchaînent comme autant de motifs dans le tapis. Car c'est bien le charme et la singularité de ce livre exubérant, construit à la manière des contes des Mille et une Nuits, que de faire émerger de la juxtaposition des histoires un univers singulier et d'inviter son lecteur à un éblouissant voyage au pays des contes et légendes d'une Asie centrale méconnue.

Par hamid Ismailov
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature étrangère

L’été, on installait les tables de la tchaïkhana sous les immenses peupliers argentés près de la gare. L’année où la guerre éclata, il y avait également cinq supas sur le sol. Il restait de moins en moins de monde à l’ombre des peupliers : les habitants de Guilas étaient partis au front, les blessés et les fuyards n’étaient pas encore arrivés. Il y avait Oumarali l’Usurier, réformé pour avoir pris seize kilos pendant son séjour en prison, avant le conflit, et aussi Tolib le Boucher, qui, à l’époque, comme pour faire baver d’envie Oumarali, était si maigre qu’on lui confiait le dépeçage et la distribution de la viande rationnée : on pouvait être sûr qu’il ne serait pas tenté de s’en mettre plein la panse. Pourtant, Boïkouch la Bigleuse avait bien dit, à l’époque, qu’un homme qui n’avait que la peau sur les os serait incapable de veiller au bien-être des autres. À l’aube, apparaissait sous les peupliers Koutchkar la Tchéka, auquel Oppok la Belle avait un jour crevé un tympan en lui tapant dessus, si bien qu’aujourd’hui, il n’avait qu’une oreille pour faire son travail de mouchard. 

Le matin, tous les trois occupaient leur supas, bien séparés, afin que personne ne pût les soupçonner de comploter ; glissant une petite boule d’opium sous leur langue, ils fermaient leurs paupières enflées en attendant soit l’aube, soit des rêves, soit le train de 7 h 12 et le Bureau des informations de Guilas. 

Parfois, le doux bruissement des feuilles chauffées par le soleil était interrompu par des remarques d’Oumarali l’Usurier, dont la grosse tête s’appuyait sur un poing de la taille d’un gant de boxe. 

« Il paraît que les Allemands sont tout près. Hier, Oktam le Russe a dit qu’on en avait aperçu un à Tchengueldy... » 

Quelques minutes passaient, pendant lesquelles on n’enten- dait à nouveau que le chuintement des feuilles ; puis, Tolib le Boucher prenait la parole. Deux mouches qui venaient de se réveiller rampaient déjà sur son visage exposé au soleil : 

« S’ils viennent du côté du Kazakhstan, ils arriveront forcé- ment par le chemin de fer... » 

Nouvel instant de silence et, ayant enfin enregistré ces infor- mations de son unique oreille, Koutchkar la Tchéka, ratatiné comme un abricot sec, ajoutait : 

«S’ils arrivent de Guilas, ils passeront fatalement par la tchaïkhana... » 

 

Une longue pause s’ensuivait, rompue par le grincement des traverses de bois ou les craquements des gros troncs de peupliers, qui semblaient annoncer un lointain écho : un train approchait... ou étaient-ce les Allemands ? 

« Parpi le Serpent est un malin. Il leur servira du pilaf, pas vrai?» 

Oumarali l’Usurier s’en léchait la moustache qu’il avait mons- trueuse. 

Le vent soufflait. Les minutes passaient. Le chétif Tolib ajou- tait son grain de sel : 

« Et avec de la viande par-dessus le marché ! » 

Enfin, Koutchkar la Tchéka tressaillait au sifflement de la locomotive dans le lointain, comme si quelqu’un lui avait crié : « Garde-à-vous ! » Il concluait, impassible : « Il les volera, ce salaud. Il prendra aux Allemands tout leur argent, leur or. Il leur servira à manger, les baratinera et les dépouillera... » 

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trad. Luba Jurgenson, Anne Coldefy-Faucard
01/10/2009 264 pages 23,35 €
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