C’est un jeudi ordinaire : cent vingt-huit élèves. Quatre classes en demi-groupes. Le même cours, quatre fois, pour que tout le monde ait le même bagage. Et le temps qui ne passe pas, à bégayer ainsi les verbes irréguliers ou la concordance des temps. Dans dix-sept jours, les vacances. Une éternité…
Ce soir encore, il pleut et il y a du brouillard. Presque plus de voitures sur le parking des professeurs. Elle est pressée de partir mais elle traîne, toujours, comme pour se punir de n’avoir pensé qu’à l’heure de la sortie. Elle a entendu les salles se vider dans le couloir, les pas précipités dans les escaliers, la voix du gardien criant après ceux qui descendent sur la rampe. Ses élèves, eux, ne bougent pas. Ils ont l’habitude. Quand ils l’ont en fin de journée, ils savent qu’ils partiront tard. Elle les a menacés de les garder encore plus longtemps s’ils bouclent leur cartable à la sonnerie. C’est elle qui donne le signal du départ. Elle n’est pas vraiment sévère, même plutôt gentille. Mais elle traîne. Elle dicte des consignes importantes – devoirs, leçons, révisions – à la dernière minute, comme si les retenir effaçait ce malaise qui l’habite dès qu’elle franchit le seuil du lycée. Elle sait qu’elle joue à être madame le professeur. Elle ment. À eux, les gamins plutôt disciplinés de ce petit établissement de province ; aux parents d’élèves qui viennent la féliciter pour avoir su intéresser leur fils, leur fille, qui jusque-là…
Mais c’est à elle qu’elle ment le plus. Elle n’a jamais voulu être professeur. Elle a réussi un concours et sauté à pieds joints dans le métier. Point barre. Quant à sa vie personnelle… Mariée, un petit garçon de deux ans. « Tout pour être heureuse », disent les imbéciles. Elle pense que ce n’est même pas une vie de chien, juste une vie de rien. À effacer d’un coup de tampon comme un trait de feutre sur le tableau blanc. Circulez, y a rien à voir.
Elle finit de dicter le poème et les deux questions qui vont avec. Ils devront y répondre pour le jeudi suivant. « C’est tout pour aujourd’hui. » Le rituel. Sur ces mots les élèves s’égaillent. Elle reste encore un peu dans la classe. Jusqu’à ce que le silence soit total. Elle n’aime pas croiser du monde lorsqu’elle sort à dix-huit heures.
Personne ne l’attend vraiment. Son mari ne rentrera qu’après vingt heures pour éviter les encombrements. Son fils est chez la nourrice qui, les jeudis, lui donne aussi son bain et son repas du soir. Lorsqu’elle va le chercher, il est prêt pour la nuit. Elle l’embarque dans la voiture, le ficelle sur le siège auto en se cassant un peu plus les reins – plein le dos ! –, et ils filent à la maison. Elle est si fatiguée qu’elle n’a pas le cœur à jouer, juste envie de faire un petit câlin, et encore, pas toujours. Son fils est remuant, elle a parfois du mal à s’occuper de lui après avoir passé tant d’heures avec les enfants des autres.
Extraits
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